Pierre Janton. Voies et visages de la Réforme au xvie siècle [Nouvelle édition], Paris : Cerf, 2015, 351 p.
Saluons la réédition de ce grand manuel d’histoire, paru d’abord chez Desclée en 1986. L’ouvrage présente de façon à la fois dense et limpide les quatre grands courants de la Réforme protestante : Luther et la voie luthérienne, la voie réformée, l’anglicanisme et la voie moyenne, la Réforme radicale ou la quatrième voie. Chacune de ces voies est traitée à part égale, ce qui est rare dans les manuels d’« histoire de la Réforme ». Ce ne sont pas seulement ces quatre voies de la Réforme protestante qui sont retracées très pédagogiquement, mais une pluralité de voix qui sont données à entendre, sous forme d’extraits de textes des théologiens du xvie siècle. Spécialiste de la Réforme anglaise, en particulier de John Knox, et biographe passionnant de Calvin, Pierre Janton s’attache toujours à comprendre en profondeur les nouvelles formes doctrinales qui ont bouleversé le christianisme au xvie siècle. Derrière les doctrines, il scrute l’expérience religieuse, le rapport des hommes au sacré, les mentalités et les cultures. Le stimulant premier chapitre, intitulé « la naissance du protestantisme », brasse avec maestria tous ces aspects, et met au jour les lignes de force d’une « voie protestante » à plusieurs voies.
C’est dire si la réédition de ce livre introuvable depuis des années est heureuse. Dommage seulement que l’éditeur ait gonflé le volume du livre avec un corps de caractères qui semble viser un public de « mal-voyants ». La lisibilité de la distinction entre l’exposé et les textes en souffre un peu. Que les historiens « modernistes » et les étudiants en théologie n’attendent pas l’âge de la presbytie pour découvrir les « voies et visages de la Réforme » !
Marianne Carbonnier-Burkard
Mathilde Monge, Des communautés mouvantes. Les « sociétés des frères chrétiens » en Rhénanie du Nord. Juliers, Berg, Cologne vers 1530-1694, préface de Gérald Chaix, Genève : Droz, 2015, xii-316 p.
Cet ouvrage, version adaptée d’une thèse en histoire soutenue en 2011, comble un véritable vide historiographique et ouvre des perspectives nouvelles, en particulier pour des lecteurs francophones, comme le souligne dans sa préface le grand spécialiste de Cologne, Gérald Chaix. Mathilde Monge se penche sur un espace certes restreint géographiquement, mais crucial, et sur une longue période qui va de la Réformation à la « confessionnalisation » (qu’elle considère dans sa théorie « faible », pour reprendre les termes de Philip Benedict), en passant par la construction des confessions. La ville libre d’Empire de Cologne, ainsi que les duchés de Berg et Juliers, parfaitement situés grâce à un appareil cartographique remarquable, permettent en effet de se pencher sur un espace urbain (Cologne est une des principales villes de l’Empire) et des espaces ruraux. C’est dans ce contexte que sont étudiés les « anabaptistes » : l’auteure emploie en permanence les guillemets, rappelant à juste titre que c’est à travers ce nom qu’on leur donne, et parfois qu’ils se donnent, que ces « hérétiques » sont connus, ce qui ne signifie pas qu’ils aient une réelle existence cohérente.
À partir d’un corpus impressionnant de sources, dont une partie a été détruite en 2009 aux archives municipales de Cologne, le lecteur est plongé dans une véritable enquête dont les méthodes, à la fois quantitatives et qualitatives, sont explicitées en introduction et montrent tout ce que l’histoire peut tirer de travaux interdisciplinaires. Sont donc abordés des sujets aussi essentiels que le rôle de l’individu, la communautarisation de certains groupes, le fonctionnement de réseaux, la dissimulation, la marginalité, la dissidence et, surtout, l’inclusion et l’exclusion, l’« anabaptisme » étant vu ici comme un phénomène relationnel. Mathilde Monge sort du modèle wébéro-troeltschien de la secte comme assemblée restreinte de professants, pour montrer que certains individus considérés comme anabaptistes n’y correspondent pas, car ils ne sortent pas nécessairement de la société. Ces questions sont traitées dans une ville, Cologne, généralement considérée comme toujours catholique, mais dont la situation est beaucoup plus complexe. Le corpus de 724 individus ne cherche pas l’exhaustivité, qui serait impossible à atteindre, mais permet à l’auteure d’aborder ses problématiques avec un nombre suffisamment élevé de cas, tout en ayant toujours à l’esprit qu’il faut se méfier des effets de sources des traces de l’exclusion, alors que la tension avec l’inclusion est permanente.
Les huit chapitres de l’étude sont à la fois thématiques et respectueux d’une chronologie qu’elle permet de démêler, montrant notamment la lente mise en place d’Églises « mennonites » au xviie siècle, reprenant l’héritage de groupes jusque-là beaucoup plus informels (ce qui en assurait d’ailleurs leur force). Mathilde Monge nous emmène ainsi dans les ressorts de la construction de l’« hérésie » comme moyen d’exclusion et de formation des orthodoxies confessionnelles, tout en montrant que les structures institutionnelles du Saint Empire (pouvoir territorial versus pouvoir impérial), ainsi que certaines tendances plus locales (comme l’influence de l’irénisme érasmisant) pouvaient jouer en faveur des dissidents, tout comme une certaine indulgence. Cette dernière est par exemple perceptible dans les interrogatoires faisant suite à un vaste coup de filet dans les milieux « anabaptistes » en 1565, dont le ton montre clairement que le but est surtout de ramener les brebis égarées à la vérité. Cette indulgence s’explique aussi par les contextes changeants, et par la prise de conscience que les moyens des autorités sont, finalement, assez limités, d’autant plus qu’il existe des formes d’accommodement et de solidarité entre voisins ou concitoyens, malgré la présence dans les sources de délateurs.
Contrairement à ce que l’historiographie a trop souvent voulu voir, les « anabaptistes » ne sont pas nécessairement des marginaux du point de vue social : ils appartiennent aux différents groupes qui structurent la vie de la ville, mais s’intègrent également à des « groupements volontaires d’intensité religieuse » pour reprendre l’expression de Jean Séguy employée ici (p. 137). La plupart des assemblées, bien que clandestines, sont ouvertes à plusieurs niveaux d’adhésion (les rebaptisés, les futurs rebaptisés, les sympathisants, les auditeurs de sermons). Et s’il faut certes distinguer Église, communauté et assemblées, le fait est que dans l’esprit des contemporains aussi, la limite n’est pas toujours très claire. Pourtant, Mathilde Monge nous montre bien comment les « anabaptistes » tendent à « faire communauté » au cours de la période en question, par l’élaboration d’une culture commune qui consolide les groupes et les constitue en Églises plus institutionnalisées. Mais dans le même temps, et c’est aussi là une des démonstrations fortes de l’ouvrage, il existe toujours des facteurs, à la fois spatiaux (le lecteur est emmené dans la structure confessionnelle des rues de Cologne) et sociaux (l’étude de réseaux nobiliaires par exemple), qui relativisent la rupture que constitue le fait d’être « anabaptiste ». Aussi, lorsque le dernier chapitre aborde la question de « survivance et dissolution », l’auteure conclut à juste titre que si les « anabaptistes » se sont exilés ou se sont généralement convertis, pour ainsi se dissoudre dans la société, ce phénomène est en réalité permanent, fruit d’une tension existant depuis le xvie siècle.
En étudiant cette « dissidence ordinaire » (p. 251), Mathilde Monge se penche sur des groupes ultra minoritaires dont on pourrait interroger la représentativité. Mais grâce à eux, l’historienne peut creuser l’enquête et la faire porter sur des questions essentielles, comme la place de l’individu dans une société de corps, ou sur les résistances, finalement très fréquentes, face aux pressions pour se conformer aux modèles confessionnels qui s’institutionnalisent.
Ce livre est à mettre entre les mains de tous ceux qui travaillent sur les minorités religieuses, car c’est à la fois un ouvrage agréable à lire et un instrument de recherche qui comporte tout ce qui peut être utile pour servir de comparaison à d’autres études. Bref, un beau livre d’histoire.
Julien Léonard
Guillaume Berthon, L’Intention du poète. Clément Marot « autheur », Paris : Classiques Garnier, collection Bibliothèque de la Renaissance, 2014, 654 p.
Parmi les poètes qui jalonnent l’histoire des lettres françaises à l’époque moderne, Clément Marot occupe une position clef. En renégociant à son profit les statuts et les rôles qui étaient jusque là assignés aux écrivains aussi bien par les milieux de la librairie qui les publient – avec ou sans autorisation – que par les maisons nobiliaires qui les emploient, il invente en effet – et il lègue à la postérité – une figure d’auteur entièrement renouvelée, ainsi qu’un véritable « personnage », qui renforce sa notoriété auprès d’un lectorat resté fidèle. En consacrant sa thèse de doctorat, aujourd’hui publiée sous la forme d’un livre de 654 pages, à la question de l’auctorialité marotique, envisagée sous le prisme de « l’intention du poète », Guillaume Berthon fait un choix audacieux, parce que ce dossier, ouvert par la critique depuis plusieurs décennies, est déjà lourd d’études et d’articles. Avec une rigueur intellectuelle sans faille, il choisit pourtant de reprendre la question sous trois perspectives différentes mais complémentaires, qui dessinent les contours des trois grandes parties qui composent l’ouvrage.
La première partie porte sur ce que G. Berthon appelle un peu curieusement les « Réalités » (un retour au « réel » discutable, lorsque les poèmes sont forcément plus sollicités que les archives). Il se livre là à une analyse systématique des conditions socio-historiques dans lesquelles Marot a construit sa carrière. Si l’on se situe d’emblée en terrain connu, on ne peut qu’apprécier la façon dont il reprend et corrige – même de façon très ponctuelle – un certain nombre de faits majeurs (comme la date de la composition du Temple de Cupido, de la mort de Jean Marot ou bien du séjour de Ferrare), avec des arguments irréfutables. Au-delà de ces aspects purement factuels, c’est la figure de « Poëte du Roy », parfois un peu rapidement opposée au « poète Gallique », que G. Berthon resitue au premier plan, quitte à égratigner les tenants d’une ironie marotique fortement décontextualisée. La deuxième partie porte sur les « Représentations », en réintégrant le terrain lexical. Après quelques pages consacrées aux lieux dits de l’écriture poétique (Cour, Arcadie et Parnasse), ce sont les effets de signature et les termes du métier, repris, modifiés ou bien forgés de toutes pièces par Marot pour parler (et faire parler) de lui que G. Berton examine à la loupe. Il s’attaque avec talent à la question pourtant elle aussi rebattue du patrimoine onomastique (« noms » et « surnom »). En croisant avec beaucoup de finesse les données impératives de l’état civil et la réalité des pratiques éditoriales, il réussit à mener cette enquête sinon à son terme, du moins jusqu’à un pallier décisif. Quant à l’analyse des « mots du métier », elle révèle une inflation métapoétique jamais analysée avec une telle précision. Parce qu’il opère un travail systématique de cotextualisation (lieux d’apparition des mots dans le recueil) et de contextualisation (grâce aux acquis de la première partie), il met au jour des typologies d’énonciation (le rhétoriqueur, le rimeur, le poète, l’auteur, l’écrivain) en parvenant à tenir à distance – sans les nier pour autant – les typologies idéologiques qui les accompagnent. Quant à la troisième partie, elle revient sur ce qui constitue le terrain d’élection de G. Berthon, celui de l’histoire des « Livres », c’est-à-dire la politique éditoriale de Marot, qu’il s’agisse de publier d’autres que lui (J. Marot et F. Villon), ses propres recueils imprimés (de l’Adolescence clémentine en 1532 jusqu’aux Œuvres en 1538) ou bien manuscrits (recueil de Chantilly et recueil Montmorency). En se démarquant à nouveau à des travaux existants, G. Berton offre des analyses stimulantes aussi bien sur l’ordre des livres (particulièrement de la Suite de l’Adolesccence) que sur ceux des manuscrits, fondées sur une grande maîtrise de la bibliographie marotique.
S’il participe d’un retour de l’auteur (d’outre-tombe), qu’on observe dans d’autres courants de la critique actuelle, soucieux d’étudier l’objet littéraire à l’aune de ses conditions sociales d’énonciation, ce travail relève d’une démarche historique dans une version quasi positiviste. De ce point de vue, il remplit parfaitement son objectif et devient à coup sûr la nouvelle référence en la matière. D’autres outils, qu’ils soient linguistiques (à partir des typologies de D. Maingueneau) ou socio-historiques (à partir de la catégorie de « posture », proposée par J. Meizoz) auraient sans doute permis non seulement d’affiner un lexique encore très malléable (la notion d’intention, sortie du lexique marotique, est finalement peu conceptualisée) et d’élargir la perspective en esquissant (avant de l’écrire ?), une histoire de la persona du poète en France à l’époque moderne. Cela ne retire rien à un livre important, qui fait déjà figure d’usuel.
Julien Goeury
Fredric Bedoire, Le Monde des huguenots. De la France des guerres de Religion au Stockholm de la noblesse marchande, Paris : Champion, 2013, 389 p.
C’est un livre à part que nous offre la série « Vie des huguenots » avec cet opus signé Fredric Bedoire. Il faut le dire d’emblée, nous n’avons pas affaire à un ouvrage de recherche universitaire classique, à la publication d’une thèse ou à une étude conduite par un historien professionnel, mais plutôt au travail d’un amateur au sens noble du terme, à une plongée dans une histoire familiale qui vient recouper la « grande » histoire, celle de la diaspora huguenote établie en terre scandinave à la charnière des xviie et xviiie siècles.
L’auteur retrace en partie la destinée de son ancêtre, Jean Bedoire, un huguenot originaire de Cognac en Saintonge arrivé à Stockholm en 1670 et qui a puissamment contribué à la fondation d’une Église française, ainsi que de ses descendants jusqu’au début du xixe siècle. Il met en valeur le rôle important qu’ils ont joué dans l’activité économique, en particulier dans le domaine commercial et dans le développement des forges, une des activités de prédilection des réformés français mais aussi néerlandais, venus notamment de la région de Liège et dont les compétences en métallurgie les ont conduits à s’impliquer tout particulièrement dans ce secteur économique. Tel est le cas notamment de Louis de Geer et Willem de Besche, dont les activités sont décrites de manière détaillée au fil de chapitres bien documentés.
Un autre aspect central de cet ouvrage concerne la dimension culturelle et artistique de l’émigration huguenote en Suède. L’auteur offre un très intéressant exposé sur l’importance jouée par les huguenots à la cour de la reine Christine dont ils ont composé en partie l’entourage. L’épanouissement culturel auquel ils ont contribué est ainsi bien mis en valeur à travers l’évocation des jardiniers, médecins, artistes et autres négociants en produits de luxe d’origine huguenote qui ont permis l’épanouissement du milieu curial suédois. Mais plus encore, c’est aux architectes et à leurs réalisations que Fredric Bedoire consacre certains de ses plus longs développements. L’une des caractéristiques du livre est en effet l’intérêt constamment porté à l’architecture et aux spécificités des conceptions calvinistes en la matière, pour les temples, les demeures privées mais aussi les villes et les établissements industriels. L’auteur exploite ici ses compétences, puisqu’il est professeur d’histoire de l’architecture à l’École royale des Beaux-Arts de Stockholm.
Bien que ce livre ne soit pas exempt de défauts, puisqu’il souffre d’un plan décousu, de l’absence totale de notes et du manque chronique d’un réel fil conducteur, il n’en demeure pas moins digne de considération car, en exploitant une bibliographie inaccessible pour qui ne maîtrise pas le suédois, il offre une multitude d’informations sur l’établissement et le rôle des huguenots dans un État luthérien qui ne leur a pas facilité la tache. Les difficultés rencontrées par les réformés dans cet État où l’orthodoxie luthérienne fut encore renforcée en 1686 sont bien décrites. Des développements très instructifs sont consacrés aux tracasseries administratives et judiciaires dont furent l’objet les calvinistes réfugiés, qu’ils soient français ou néerlandais, mettant en lumière la rigueur luthérienne à l’encontre d’une minorité dont certains membres étaient alors persécutés et forcés de fuir le royaume de France où Louis XIV venait de révoquer l’édit de Nantes. Cette hostilité relative prit fin lorsque vint le temps de la liberté religieuse, concédée par le roi à l’orée de la décennie 1740.
Hugues Daussy
Marie-France de Palacio, Blanche Gamond, Résister à l’intolérance religieuse, Lyon : Olivetan, 2015, 158 p.
Il y a un peu de la Légende dorée dans l’histoire de Blanche Gamond, dans la façon dont, telle une jeune chrétienne elle résiste à ses bourreaux romains, ou comme Jeanne d’Arc face à Cauchon, elle a réponse à tout. Blanche Gamond est née en 1664 à Saint-Paul-Trois-Châteaux, dans une famille protestante. Elle a 19 ans quand la région subit une dragonnade. À la violence ou à la corruption utilisées pour qu’elle se convertisse, elle oppose sa résistance et surtout les versets bibliques adéquats.
Avec ses parents d’abord, puis seule, elle essaie de fuir, à Orange, à Grenoble, pour gagner la Suisse, mais elle est arrêtée et enfermée à la prison de Grenoble. Toujours inflexible, elle s’appuie pour expliquer sa conduite sur de bonnes citations bibliques qui rendent furieux ses bourreaux. Elle est condamnée à la prison à perpétuité et transférée à l’Hôpital de Valence où le directeur a pour surnom « La Rapine ». Mauvais, arbitraire, il s’appuie sur un bataillon de femmes qui ont toute latitude pour faire « expier à son corps la témérité de son âme ». Ce ne sont donc que coups, injures, brimades, manque de soins. Comme ses compagnes de malheur, elle est tondue, ce qui représente l’humiliation suprême. Mais convaincue d’être dans la main de Dieu et que c’est lui qui veut mettre sa foi à l’épreuve, Blanche prie et lui demande de lui donner la force nécessaire. Plusieurs de ces prières sont consignées dans le livre. La présence obligatoire à la messe deux fois par jour est à ses yeux le pire des fléaux.
À l’été 1687, avec trois autres compagnes, elle tente une évasion. Mais trop affaiblie, elle fait une chute et se brise en plusieurs endroits. Ramenée à l’hôpital, elle est plus ou moins soignée, mais ces soins donnent lieu à des descriptions horrifiantes. Enfin, différents amis ayant pu réunir une rançon, elle est libérée le 26 novembre 1687 et dès que ce lui est physiquement possible, elle gagne Genève. En Suisse, elle entreprend de rédiger ses mémoires qui ont servi de trame à ce livre et elle fait des collectes pour acheter la libération des galériens. Restée partiellement infirme, elle meurt le 9 mai 1718.
Gabrielle Cadier-Rey
Jean-Paul Augier, Une Passion républicaine, protestantisme, républicanisme et laïcité dans la Drôme, 1892-1918, Paris : Ed. Ampelos, 2013, 594 p. (préface de Jean Baubérot).
On le sait, sous la Troisième République la très grande majorité des protestants français ont tenu à manifester leur soutien au régime républicain. De plus, comme à l’origine bien des catholiques étaient hostiles au nouveau régime, durant les premières années de la République les protestants ont joué un rôle politique non négligeable, en appoint des républicains anticléricaux d’origine catholique. Mais c’était évidemment lié à ces circonstances particulières et, avec le « ralliement » des catholiques à la république à la demande du pape Léon XIII en 1892, la situation s’est modifiée pour les protestants : désormais ils sont nettement moins utiles aux républicains anticléricaux, qui n’ont plus besoin de leur appui idéologique puisqu’une partie importante des catholiques acceptent le régime républicain. Ils sont donc désormais moins influents. Tandis que, d’autre part, une fraction des républicains ne sont plus seulement des anticléricaux, mais aussi hostiles à toutes les religions, et donc également au protestantisme. Au fond, les protestants n’ont plus seulement des adversaires à droite (les monarchistes catholiques), mais ils en ont aussi à gauche (les militants de la libre pensée), ce qui est nouveau pour eux. C’est à cette période, qui suit le « ralliement », que ce livre est consacré. Issu d’une thèse de doctorat, il s’intéresse aux protestants de la Drôme durant les années 1892-1918 (les contraintes de l’édition n’ont pas permis une publication complète de la thèse qui se poursuivait jusqu’en 1936). Il a, naturellement, les qualités d’une thèse : extrêmement sérieux, il propose une recherche de première main, fondée sur une analyse de nombreuses sources originales, manuscrites et imprimées – et en particulier la presse locale tant protestante que catholique – qui n’avaient jamais fait l’objet d’une véritable étude. Ses conclusions, très solidement étayées, sont neuves et instructives, d’autant plus que la Drôme, région de France où les protestants sont nombreux (de l’ordre de 10 % de la population du département), offre un terrain d’analyse éclairant cette phase de la réintégration des huguenots dans la communauté nationale. En effet, comme il est consacré pour l’essentiel à la place des protestants dans la cité (sans négliger la vie religieuse et les débats théologiques, il n’est pas centré sur ces questions), il nous montre comment la minorité huguenote drômoise a vécu ce moment où l’union entre les protestants et les républicains militants pour la laïcisation de l’État et de la société est apparue comme n’étant plus aussi naturelle qu’entre 1870 et 1892. De fait, ils sont un peu pris en étau entre deux forces antagonistes : d’un côté ils « revendiquent le droit d’être des Français à part entière, mais ils sont désignés par des cléricaux comme des ennemis de la France », et d’un autre côté « ils veulent protéger leurs libertés religieuses, mais ils sont confrontés à la politique anticléricale de républicains qui se mue en attaques antireligieuses d’une partie d’entre eux » (p. 3). Il leur faut donc tenter de défendre leur conception spécifique de la république et de la laïcité – différente de celle des républicains anticléricaux d’origine catholique –, cette sorte de laïcité protestante qu’on peut comparer en partie à la laïcité américaine, pays où aucune Église n’est liée à l’État mais où la religion en général (et non une religion ou une Église particulière) est reconnue comme importante tant par l’État que par la société. Mais ils le font dans un contexte nouveau de radicalité politique, marqué en particulier par les affrontements au moment du vote de la loi de séparation des Églises et de l’État.
L’ouvrage se divise en sept chapitres. Il s’ouvre par une présentation de la communauté protestante drômoise, son implantation, ses divisions théologiques (assez limitées), sa culture du débat aussi car en dépit de ses différences elle est soudée par une mémoire longue enracinée dans la conscience de la résistance séculaire à la discrimination et à la persécution. Suit un chapitre sur les relations souvent difficiles entre protestants et catholiques, avec même des moments de campagne antiprotestante. Et J.-P. Augier montre bien la récurrence de cet antiprotestantisme qui, dans ce département, a notamment pour fonction de tenter de détourner les catholique républicains et modérés de voter pour des candidats protestants, sans vrais résultats d’ailleurs. Mais il n’est pas indifférent de noter que certains thèmes antiprotestants sont repris des campagnes antisémites, même si les attaques contre les protestants sont nettement moins virulentes que celles qui visent les juifs. Ensuite, le chapitre qui traite des relations entre protestants et radicaux confirme, à partir de cet exemple local, qu’elles sont moins simples qu’on le croit parfois. Certes les protestants adhèrent fermement au camp républicain, dans lequel ils se sont intégrés sans difficulté, mais J.-P. Augier insiste sur la moindre insertion des huguenots dans le camp radical. Ainsi, à l’aide d’une étude précise du Radical de la Drôme, il montre que quand ce journal est obligé de choisir, il prend parti pour la libre pensée contre le protestantisme ; même s’il reste toujours assez modéré car il n’ignore pas qu’une partie de ses lecteurs sont protestants et qu’il lui faut éviter de perdre des lecteurs, qui sont aussi des électeurs bien utiles, surtout quand les débats sur la séparation des Églises et de l’État se développent. Mais il est clair que, pour les protestants, au conflit ancien qui les oppose aux catholiques s’ajoute peu à peu un second qui les fait affronter les libres penseurs militants. Au fond, l’étude approfondie à laquelle se livre J.-P. Augier confirme que les protestants sont trop républicains pour les catholiques militants mais aussi trop chrétiens pour les libres penseurs actifs. Les chapitres que J.-P. Augier consacre ensuite aux luttes électorales avant et après la séparation des Églises et de l’État permettent de préciser ces analyses et ils montrent que le vote de la loi de 1905 est vraiment un tournant pour la vie politique française, les tensions diminuant nettement après l’adoption de cette loi. Par ailleurs, en face de cette loi l’attitude des pasteurs diffère de celle du peuple protestant, ce dernier ayant nettement moins d’appréhension que les pasteurs devant le nouveau régime. Ce qui conduit alors le corps pastoral à se mettre au diapason des fidèles ; il est vrai que pour les huguenots il est important d’apparaître comme de bons républicains, puisque c’est la république qui leur a donné la liberté et l’égalité, bien que les protestants aient souvent l’impression que leur acceptation de la séparation est mal récompensée par les gouvernants lors de la mise en application de la loi. De plus, les protestants espéraient que la loi leur serait favorable, mais ce n’est pas réellement ce qui se passe. En effet, les divisions entre libéraux et évangéliques, symbolisées par la mise sur pied de trois unions d’Églises réformées en 1906, diminuent l’attrait du protestantisme tandis que le processus de sécularisation, à l’œuvre dans les villes depuis déjà une trentaine d’années, gagne peu à peu les campagnes, et donc la Drôme. L’ouvrage se clôt, enfin, par un chapitre consacré à la Guerre de 1914-1918, qui voit une certaine persistance de l’antiprotestantisme bien que les huguenots drômois fassent preuve d’un patriotisme sans faille. On note, il est vrai, de timides débuts d’œcuménisme, en particulier dans les tranchées, qui induisent aussi au niveau local une diminution de la méfiance réciproque entre les deux communautés protestante et catholique. La guerre étant également l’occasion pour les huguenots drômois de montrer que leur conception de la laïcité n’est pas celle des anticléricaux français d’origine catholique ; on le voit en particulier à partir de 1917 dans les éloges qu’ils adressent aux États-Unis.
André Encrevé
Nicolas Cavaillès, Vie de Monsieur Leguat, Paris : Éditions du Sonneur, 2014, 68 p.
Y a-t-il un lien familial entre Jean Cavaillès (né en 1903), brillant philosophe, résistant et fusillé, et Nicolas (né en 1981), docteur en littérature et spécialiste de Cioran ? Si lien il y a, outre le nom, ce serait le protestantisme, celui de la famille de Jean, celui de l’homme à qui Nicolas consacre ce petit livre récompensé, en 2014, du Prix Goncourt de la Nouvelle.
François Leguat a vécu trois vies. La première est celle d’un hobereau de Bresse, né à Pont-de-Veyle et qui, en 1689, décide de quitter sa province natale, après avoir enduré quatre années sans liberté religieuse. Il a 51 ans et « quoi qu’il en soit, où qu’il aille, il a tout perdu ». Il se retrouve à Amsterdam. Mais les réfugiés huguenots sont trop nombreux et « François Leguat est tellement libre qu’il peut faire n’importe quoi, y compris coloniser une île dans l’océan Indien », envoyé par ces « Messieurs de la Compagnie des Indes Orientales ». Sur cette île, « maison d’Eden, nouvelle Jérusalem », les rêves utopiques se cristallisent. Avec une douzaine de jeunes réfugiés, il s’en va en éclaireur sur la frégate L’Hirondelle. Il tient le journal de bord. Partis le 10 juillet 1690, ils arrivent au Cap le 27 décembre. Ils y restent deux mois. Longueur du voyage, solitude en mer, scorbut, tensions à bord, tyrannie du commandant… En mai 1691, ils débarquent sur l’île de Diego Ruys, ou Rodrigues, la plus orientale des Mascareignes. Oui, c’est un paradis terrestre, dans son « exubérante fertilité », mais ils sont harcelés par les insectes ! Quinze jours plus tard, le commandant repart avec L’Hirondelle, laissant huit homme seuls dans l’île. Au bout d’un an, comprenant qu’ils ont été abandonnés, ils construisent une chaloupe et gagnent l’Île Maurice. Ils sont encore sept. Pour diverses raisons, le gouverneur de l’Île les envoie sur un « rocher tout sec et affreux » où ils vont rester près de mille jours. Ils ne sont plus que cinq, assaillis par toutes sortes de maladies. Deux s’échappent et se noient. Le gouverneur fait grâce aux trois derniers, il les envoie à Batavia d’où un navire les ramène aux Pays-Bas. Ils sont à Flessingue le 28 juin 1698. « L’ancien seigneur de Bresse rentre en Europe en haillons, prisonnier, décharné par des années de maladie et de malnutrition, de grand vent salé et d’injustice. » Il part alors pour Londres et là commence sa troisième vie.
Il n’a plus rien, rien que les aventures qu’il a vécues, voyages extraordinaires pour enchanter un monde curieux à qui il va les raconter avec son honnêteté habituelle. Mais là encore, il va en être dépossédé par François Maximilien Misson, fils d’un pasteur normand, qui réécrit ce « Voyage ». Et ce livre, avec ses nombreuses traductions, est un immense succès qui va inspirer Swift comme Defoe. François Leguat vit dans le quartier misérable de Saint-Gilles à Londres, où il rencontre Catherine, une Bressane, la fille du dernier pasteur de Mâcon, Samuel Uchard. Il a trente ans de plus qu’elle quand il épouse celle qui lui rappelle sa Bresse perdue. Il mourra en septembre 1735, à 96 ans.
Ce petit livre est porté par un style poétique éblouissant, qui entraîne le lecteur. En fermant les yeux, il peut se mettre à la place de ce voyageur émerveillé devant la Création, plantes et animaux inconnus, qu’il voit comme le serait un paysage peint par le Douanier Rousseau.
Gabrielle Cadier-Rey