Martin Luther, Les Quatre-Vingt-Quinze Thèses (1517), Débat universitaire destiné à montrer le pouvoir des indulgences, introduction, traduction et notes de Matthieu Arnold, Lyon : Olivétan, 2014, 80 p.

 

Le présent titre est une édition revue et augmentée d’un petit ouvrage paru pour la première fois en 2004 et déjà épuisé depuis quelque temps. Dans la perspective des commémorations de 2017, il faut savoir gré à Matthieu Arnold et aux éditions Olivétan d’offrir au lecteur une nouvelle version de cette présentation à la fois ramassée et substantielle d’un des textes fondamentaux – dans tous les sens du terme ! – du protestantisme. Dans la masse des événements et des publications envisagées pour le demi-millénaire de la Réforme, le risque est grand, en effet, que la signification historique de ce texte disparaisse derrière son rôle d’étendard identitaire. L’importante introduction de Matthieu Arnold (41 pages) qui précède les thèses de 1517 proprement dites permet de les replacer fort judicieusement dans leur contexte historique. Le propos s’articule autour de cinq thématiques centrales pour leur bonne compréhension : l’évolution de Luther jusqu’en 1517, les origines et le développement de la pratique des indulgences, le contenu et le style des 95 Thèses, leur rôle dans la naissance de la Réformation et, enfin, leur signification pour aujourd’hui. Ces différentes étapes permettent d’abord à l’auteur de rappeler quelques éléments importants concernant le fameux « tournant réformateur » de Luther – que Matthieu Arnold place en 1515-1516 (p. 11-12), suivant en cela les analystes les plus judicieux du jeune Luther. On découvrira ensuite comment, de simple remise d’une peine temporelle à la suite de la confession et d’une œuvre pieuse, l’indulgence en vint progressivement à être comprise comme un moyen de rachat de certaines peines censées s’effectuer dans le Purgatoire : au nom du fameux « trésor des mérites » dont l’Église militante était censée disposer (p. 19), il devint en effet possible à celle-ci de vendre, contre espèces sonnantes et trébuchantes, la remises des sanctions qui attendaient les pénitents dans le « troisième lieu » – pour user de l’expression de Luther lui-même. L’analyse des 95 Thèses elles-mêmes permet de mettre en évidence la finesse de l’approche de Luther sur l’arrière-plan ainsi dessiné : tout en donnant l’impression de ne pas remettre en cause la doctrine et la pratique des indulgences pour souligner simplement l’importance d’une pénitence sincère, le futur réformateur n’en vide pas moins celles-ci de toute substance au profit de sa théologie de la grâce. Par ailleurs, tout en réservant au pape des déclarations d’allégeance, Luther s’attaque avec force à son rôle dans ce parfait « business » qu’était devenu le commerce des indulgences. C’est du reste cette mise en cause d’une source importante de revenus pour la papauté qui fut cause de la réaction rapide et virulente de cette dernière et, partant, de la naissance du protestantisme. La dernière partie de cette introduction permet enfin de mesurer à quel point les idées avancées par Luther en 1517 sont encore d’actualité, du moins à en juger par ce que disait encore le Catéchisme de l’Église catholique de 1992 à propos de la pratique des indulgences (p. 44-46). La traduction des thèses qui est ensuite proposée au lecteur lui permettra de juger, grâce à une annotation soignée et pédagogique, de la valeur de ce grand texte de même que de son mordant.

 

Pierre-Olivier Léchot

 

Beatrice Jakobs, Conversio im Zeitalter von Reformation und Konfessionalisierung. Écrit de conversion als neue literarische Form, Berlin : Duncker & Humblot, 2015, 451 p.

 

Ce livre est issu d’une thèse, et il en porte les marques : caractère systématique de l’étude, bibliographie (ajouter l’article « Conversion », dû à Marie-Thérèse Hipp, du Dictionnaire du Grand siècle), notamment des écrits examinés, index des passages bibliques, et transposition de deux des textes étudiés. Le corpus de ces écrits de conversion correspond à la période qui va de la suite de la seconde guerre de religion (1570-1660) jusqu’aux prodromes de la Révocation de l’édit de Nantes. Deux pics apparaissent, après l’édit (1600-1605) et autour de la dernière guerre (1620-1623 et 1629-1630), dans un ensemble généralement marqué par une constance étonnante des idées et du style. Cette chronologie du corpus, qui implique la confessionnalisation de la foi, la coexistence de deux institutions ecclésiastiques séparées et antagonistes et la possibilité de déclarer publiquement le passage de l’une à une autre confession, est déjà significative. Avant et après, les contextes sont trop différents pour que les textes évoquant un passage à l’autre communauté de foi (essentiellement, avant 1570, et à la Réforme) puissent relever de cette série, qui possède des traits propres. Sur les 54 écrits de conversion repérés et retenus (à quoi s’ajoutent des rééditions), 21 font état d’un passage du catholicisme aux Églises réformées de France contre 33 dans le sens contraire. Le fait du caractère majoritaire, dans le royaume de France, du catholicisme explique en grande partie ce relatif déséquilibre ainsi que la disparition du genre après 1660, quand se pose la question de la survie des réformés comme communauté. Ces chiffres (donnés p. 275-277) devraient faire l’objet d’explications plus claires par rapport au tableau fourni p. 451, par exemple au moyen d’une section particulière dans le cadre de la bibliographie des sources. L’écrit de conversion est donc envisagé comme « nouvelle forme littéraire ». Le corpus prend place dans une très longue histoire de la notion de « conversion » chrétienne et du témoignage dans ce registre, qui va de certains récits bibliques à la littérature la plus actuelle. La « forme littéraire » qui permet d’isoler le corpus comme une série particulière et cohérente dépend donc de déterminations entièrement historiques, celles de la France politico-religieuse du second xvie et du premier xviie siècle. « Forme » n’a donc pas un sens formaliste ou poético-littéraire, mais désigne une sorte de genre éditorial, celui d’un texte court (rarement plus de 30 pages), fréquemment anonyme, destiné à la publication, dont le contenu et l’écriture, à caractère informatif et de propagande, s’épuisent dans les fonctions de témoignage personnel (ou prétendu tel) qu’ils assument dans une société particulière à un moment donné, et qui identifie conversion au sens spirituel avec la conversion au sens confessionnel. Il n’est par conséquent pas question des formes ultérieures de témoignage personnel qui impliquent, elles, des manières d’écrire autobiographiques et les modalités modernes de subjectivité qui leur sont liées. C’est justement un des objectifs de cette thèse que de montrer pourquoi il est inadéquat d’attendre des textes en question des points de vue et des expressions qui ne seront possibles et actualisés que postérieurement, dans d’autres contextes. En outre, ce n’est pas le caractère parfois stéréotypé des écrits en question qui le constitue en « forme », et des variations notables se constatent selon les textes et le sens (catholique versus réformé) du changement de la confession. Dès lors, ce sont, avec l’existence du corpus dont il reste à définir la fonction, ces variations qui font sens dans le cadre du genre de discours en question.

Le livre est bien sûr attentif aux différences entre les témoignages catholiques et réformés ; elles s’expliquent par des raisons de fond, mais aussi du fait du caractère dissymétrique des situations respectives (majoritaire/minoritaire, etc.) des deux communautés rivales. La première partie situe ce corpus dans le très vaste contexte des différents aspects de la notion de conversion, en remontant à la Bible, afin de déterminer les modèles de discours déjà disponibles. La suite établit ce contexte sur le plan sociopolitique et ecclésiastique, car c’est lui qui rend possible et nécessaire l’émergence de la forme en question. La dernière partie étudie le langage de la conversion tel qu’il ressort de ces textes. La première partie semble parfois très éloignée de ceux-ci, tant le panorama dressé s’efforce de prendre en compte sur la longue durée également les divers véhicules médiatiques de la notion de conversion. Elle le fait d’abord en fonction des grands modèles disponibles, bibliques et patristiques (saint Augustin) jusqu’à la période de la Réforme et de la Contreréforme : la prédication médiévale et ses suites, la musique ecclésiastique, les images plastiques et le théâtre religieux, qui est un bon observatoire, dans les années 1530-1550, de la confessionnalisation de la notion de conversion. C’est bien sûr l’idée de changement de vie par une conversion à Dieu (se détourner du monde, faire pénitence), qui l’emporte, et qui n’entretient pas de rapport direct avec le fait moderne du changement d’appartenance confessionnelle, alors que cette idée va marquer justement l’expression confessionnelle de ce changement. Cette partie, qui s’appuie sur les travaux disponibles tout en relisant de première main les sources retenues, contient des mises au point utiles, parfois originales. La suite de cette partie (« Sujets hérétiques ou brebis égarées » ?) porte sur le cadre institutionnel (cérémonies d’abjuration, etc.), social et humain des changements de confession et sur les motivations des acteurs : peur ou force, opportunisme ou loyalisme politique envers le souverain catholique, besoins spirituels enfin, sans oublier le contexte des « conférences » entre théologiens catholiques et réformés, de leurs objectifs et de leurs effets attendus en matière de conversion. La notion d’hérésie est ici déterminante sur tous les plans, des deux côtés, mais particulièrement du côté catholique. On trouve p. 173-174 une formulation exagérée et inexacte des limites imposées aux réformés en matière d’expression de leur foi sous le régime de l’édit de Nantes, comme si c’était les mêmes que celles de l’édit de Chateaubriand (édit de persécution de 1551). La dernière partie, proprement littéraire, insiste sur certains caractères thématiques et rhétoriques qui résultent des intentions poursuivies par les auteurs de ces publications (qu’il s’agisse des convertis ou de leurs mentors) et des conditions de sa réception (culture d’un public ordinaire) et de son succès. La forme fréquente de la lettre, le caractère non savant du discours et de ses références, l’inspiration (celle d’une propagande édifiante), les images communes (lumière/obscurité), mais aussi les particularités du discours catholique et de son vis-à-vis protestant, sont référés notamment aux éléments établis dans la première partie, en particulier aux passages bibliques sollicités comme modèles implicites ou explicites. La brebis égarée et le fils prodigue appartiennent généralement au répertoire catholique, du fait que la conversion y est envisagée comme réintégration dans la communauté authentique, alors que la « conversion » de saint Paul est un thème commun aux deux confessions, et que le renoncement aux biens de ce monde est un thème typiquement réformé, pour des raisons, entre autres, sociales (il est plus difficile à cette époque en France de devenir réformé que catholique !), mais aussi théologico-spirituelles (conception calvinienne de la conversion-pénitence). La conversion est aussi un phénomène mis en spectacle de propagande, conformément aux pratiques de l’époque, et qui concerne au moins autant l’ensemble de la population que l’individu en question. La fin traite du thème de la conversion dans les œuvres littéraires de nature religieuse de l’époque. Le problème énorme que pose la définition des limites de ce corpus ainsi élargi n’est pas résolu de manière satisfaisante, mais ce n’est pas grave, car on n’est plus tout à fait dans le sujet circonscrit traité par l’auteur. Il faudrait par exemple tenir compte également des œuvres de fiction romanesque contemporaine traitant du thème, et il n’y a pas que Jean-P. Camus ou, après la Révocation, le recyclage de certains textes dans le Mercure Galant. Ce genre d’écrit constituait donc une sorte de test, dirions-nous, individuel et collectif, destiné à rappeler, dans le registre particulier qui est le sien, les marques des confessions en concurrence à l’intention d’une assez large opinion publique de lecteurs. Sur le plan littéraire, il est classé parmi les genres mineurs non-canoniques, et il apparaît ici, grâce à cette étude approfondie et minutieuse, dans toute sa singularité.

 

Olivier Millet

 

Olivier Fatio, Louis Tronchin, une transition calvinienne, Paris : Classiques Garnier, collection Histoire des temps modernes n° 2, 2015, 1143 p.

 

Louis Tronchin, entre son père Théodore qui, avec Jean Diodati, avait représenté l’Église de Genève au synode de Dordrecht, et ses descendants, le procureur Jean-Robert et le médecin Théodore, qui a soigné Diderot, Voltaire et Rousseau, est un peu oublié. Bien à tort, découvrirons-nous en lisant sa biographie écrite par Olivier Fatio ; bien à tort, mais de façon assez explicable, pour les raisons que voici. Il n’a pour ainsi dire rien publié, sinon des thèses théologiques en latin, en 1670, un Sermon sur le grand incendie du Pont du Rhône, également de 1670, et, en 1700, une brochure sur la version des Psaumes corrigée par Conrart. Trois brochures totalement insuffisantes pour établir la réputation d’un penseur de premier plan.

Comment ce paradoxe s’explique-t-il ? Parce que le jeune théologien, après avoir suivi l’enseignement de l’Académie de Genève, sa ville natale, s’est rendu à Saumur, où il a écouté Amyraut exposer sa théorie de la grâce universelle : le Christ est mort pour tous les hommes (et non pas pour les seuls élus), dont le salut ne dépend plus que de la façon dont ils ont reçu cette bonne nouvelle (ou même du fait qu’ils l’ont reçue ou non, pour les hommes qui habitent des continents lointains). La grâce universelle n’implique pas, en effet, le salut universel : le salut est accordé à ceux qui croient et se repentent. L’Écriture ne dit-elle pas : « Dieu a tant aimé le monde, qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle » (Jean 3, 16). La grâce universelle, on le voit, n’exclut pas la prédestination. Les prédestinés sont alors ceux qui ont reçu la foi, grâce à laquelle ils participent au salut universel, ce sont les élus. Les autres sont laissés à leur sort normal. On ne parle plus de « réprouvés ».

Lorsque Louis Tronchin, après avoir été pasteur à Lyon durant quelques années, peu après la mort, survenue en novembre 1658, de son père Théodore – le professeur pour qui la grâce est réservée aux élus, conformément à l’orthodoxie bézienne –, fut nommé presque en même temps pasteur et professeur de théologie à Genève, il devint de ce fait collègue de François Turrettini, le gardien de l’orthodoxie bézienne. Il lui fallut s’engager à ne rien publier qui soit contraire à la doctrine officielle de la Compagnie des pasteurs de Genève. C’était en 1661. Donc, il ne publia rien.

Il en va de même du cartésianisme, auquel il avait aussi pris goût à Saumur. L’influence du rationalisme de Descartes l’a amené à comprendre le rôle éminent de la pensée (cogitatio) dans la présence du Christ dans le sacrement de la Cène. Pas besoin de « manducation corporelle ». Le rappel de la présence corporelle invisible, qui rend les explications de Calvin un peu mystérieuses, n’est plus nécessaire : la présence du Christ dans le sacrement est purement spirituelle. Les bienfaits acquis du Christ sont saisis par l’esprit, par la réflexion et la méditation. C’est le cas de la rémission des péchés, du don de l’Esprit, de la vie éternelle, soit de tous les bienfaits du Christ évoqués dans la Cène (p. 357-358). Tronchin rappelait d’ailleurs que cette explication toute simple se trouve déjà dans Marnix de Sainte-Aldegonde, dans son Traité du sacrement de l’Eucharistie (1599), reprise par Jean Mestrezat (1624).

Louis Tronchin, donc, dut promettre de « fuir les nouveautés » (comme la grâce universelle…). Et son enseignement se caractérisa par une grande exactitude, un art incomparable d’expliquer clairement les questions les plus compliquées, avec l’art de pratiquer une tolérance très discrète. Il eut des élèves de toutes sortes, venus de tous les coins de l’Europe, qui tous l’admiraient et le respectaient. Citons l’un d’entre eux, qui deviendra très célèbre (et des moins orthodoxes), Pierre Bayle, qui écrit : « Je ne feins point de dire que c’est le plus penetrant et le plus judicieux theologien de l’Europe. Il est degagé de toutes les opinions populaires et de ces sentiments generaux qui n’ont point d’autre fondement que parce qu’ils ont eté creus par ceux qui nous ont precedés. Ce n’est rien pour luy que d’apporter qu’un tel et un tel, que les universités, que les academies ont condamné une chose, il examine les raisons pourquoi ils l’ont fait et s’il les trouve justes, il les embrasse, et non autrement. Ses leçons sont toutes de chefs d’oeuvre et une critique fine et delicate du commun des theologiens. Il en fait connoitre les foiblesses à veuë d’oeil » (p. 147, d’après Bayle, Correspondance, I, lettre 11).

On remarquera la place que Louis Tronchin réserve aux œuvres dans la justification : elles ne méritent certes pas le salut, mais elles attestent la qualité de la foi. « Dieu, tel un prince, ne pardonne à des sujets rebelles qu’en les voyant disposés à s’amender » (p. 152, p. ex.). Dans la doctrine de la justification il suivait Cameron, qui lui-même suivait Piscator : la sainteté de la vie du Christ ne faisait pas partie de la satisfaction ou justification (Bèze soutenait au contraire que c’est par l’obéissance parfaite de toute sa vie, que le Christ donne l’accès à la vie éternelle, à cause du « hoc fac et vives » (Luc, 10, 28)). Or la position de Piscator fut condamnée par le Synode de Tonneins en 1614 (p. 155).

Cependant l’adhésion de Louis Tronchin à l’école de Saumur a des limites. Ainsi Pajon avait cru que Tronchin pensait comme lui, mais Tronchin n’a jamais été pajoniste. Sur le point de la conversion du pécheur, la divergence est très nette : Pajon n’y voit que l’action de la Parole de Dieu, tandis que Tronchin y voit d’abord l’action du Saint-Esprit, et ensuite celle de la Parole. Le processus, dit-il, est le même que dans l’apprentissage des mathématiques : la Providence doit d’abord disposer le cerveau pour que l’homme puisse comprendre les mathématiques, puis il faut un exposé clair des règles mathématiques (p. 433). « La Parole contient assurément toute la lumière nécessaire à convertir un idolâtre, un voleur, un avare, un luxurieux ou un colérique, néanmoins on voit tous les jours qu’elle est incapable de les faire renoncer à leurs vices. On en conclut à la nécessité d’une action divine en eux, distincte de la Parole » (p. 434-435). Voilà pour Pajon.

L’enseignement de Louis Tronchin rencontra donc un grand succès. On y accourait de tous les coins de l’Europe et de toutes parts aussi on voulait avoir son avis, sur un point délicat ou un autre. À cause de la règle qu’il s’imposait, enseignements et consultations n’avaient lieu que verbalement ou par lettres. Et Tronchin avait l’habitude de demander à ses correspondants de lui rendre les lettres qu’il avait écrites, de peur, semble-t-il, qu’elles ne circulent ou ne s’impriment. Voilà pourquoi toute sa correspondance, active et passive, se trouve conservée dans les Archives Tronchin, rare cas dans la documentation historique, aubaine pour son historien ! Certes, abondance de biens ne nuit pas, mais il faut reconnaître que l’historien qui affronte un sujet aussi ample et le traite pour la première fois – ce qui est bien le cas d’Olivier Fatio ici, l’ampleur de la documentation et les centaines d’aspects de son sujet, requièrent une maîtrise exceptionelle, sans parler d’un très grand nombre de pages… Son livre traverse toute l’histoire religieuse du xviie siècle, en éclairant toutes les crises et problèmes rencontrés par la théologie et la philosophie de ce siècle.

Prenons un exemple : en 1666 un médecin d’Amsterdam imbu de Descartes et Spinoza, nommé Lodewijk (Louis) Meyer, publie anonymement une Philosophia S. Scripturae interpres, que Pierre Serrurier (Serrarius), millénariste hollandais attaqua. John Durry demanda à Tronchin ce qu’il fallait penser de cette controverse. Ce dernier répondit, en octobre 1667, que les avis de Meyer étaient fort dangereux et que la réponse de Serrurier était insuffisante. Meyer, en effet, veut « que l’on ne croye rien de ce qui est en la Parole de Dieu qu’autant que la raison juge qu’il est vrai, et de la maniere dont elle estime qu’il est vrai ». C’est ouvrir le chemin à la négation de la Trinité, de l’Incarnation et d’autres dogmes contenus en l’Écriture, sous prétexte que « la raison ne les comprend pas bien ». Comme Tronchin le dira dans son enseignement, ce n’est pas parce que la raison ne comprend pas complètement les dogmes qu’elle doit les refuser ; Dieu en révèle suffisamment dans l’Écriture pour qu’elle les accepte (p. 159). Voilà l’épisode résumé par Olivier Fatio avec une concision parfaite, et il nous semble d’une grande importance pour saisir la position vraiment centrale et arbitrale de Louis Tronchin dans l’ensemble du christianisme au xviisiècle. Les cas analogues sont légion dans ce gros livre.

Mais revenons à l’enseignement de Louis Tronchin à l’Académie de Genève. Après avoir conclu que les sermons de Tronchin durant les premières années de son ministère à Genève reflètent ses opinions saumuroises, l’auteur ajoute : « Il est probable que son enseignement académique en fut également marqué, discrètement au début, de manière de plus en plus claire avec le temps, au point de susciter une crise en 1669 » (p. 152).

Quelle est cette crise ? Il s’agit de la tension qui régnait au sein de la Compagnie des pasteurs de Genève, entre la « cabale italique », composée principalement de François Turrettini, premier professeur de théologie, et de Fabrice Burlamacchi, à la tête des pasteurs de tendance conservatrice, et ceux qui avaient adopté quelques-unes des positions de Saumur, avec en tête Louis Tronchin et Philippe Mestrezat, tous deux professeurs de théologie. Un étudiant prêt à être reçu au ministère, en juin 1669, Charles Maurice, qui devait devenir pasteur chez la marquise de Sénas, près de Grenoble, demanda à être exempté de la promesse de ne pas enseigner la grâce universelle. Mestrezat l’en dispensa, mais Turrettini l’exigea. La Compagnie était divisée en deux camps égaux en nombre. Irrité, Turrettini accusa Mestrezat et Tronchin de profiter de la mort récente du pasteur Jérémie Pictet, qui était du parti conservateur, « pour lever le masque ». Le ton montait… Tronchin déclara que si on avait toujours agi de la sorte (« s’en tenir aux ordres des pères »), il n’y aurait jamais eu de Réformation… On s’adresse au Conseil d’État ; mais le jeu des parentés y était tel que le Conseil se découvrit lui aussi partagé en deux moitiés égales. Comme le parti Tronchin-Mestrezat allait obtenir un arrêt favorable du Conseil, le parti des Turrettini, Calandrini et Burlamacchi demanda une consultation des Églises de Suisse. On invoqua l’avis de Calvin : Tronchin composa un florilège de phrases de Calvin affirmant que Christ était mort pour tous les hommes. Les autres citèrent force passages de Calvin en leur faveur. On répliqua que les synodes de France avaient décidé d’interdire de prêcher les uns contre les autres sur ce sujet. Se succédèrent alors divers coups de force et divers compromis. Toute la ville ne parlait plus que de ça. Des familles étaient divisées…

Un écrit anonyme, mais de Tronchin, le 1er décembre, parut décider le Conseil. Cet écrit montrait « que l’imputation du péché par Dieu (que voulait le parti conservateur) permettrait aux catholiques d’accuser « notre Église de faire Dieu autheur de peché » (p. 234). Mais, pendant ce temps, le parti conservateur l’emportait devant le Conseil des Deux Cents !

Comme les tiraillements continuaient, malgré les épreuves (comme l’incendie du Pont du Rhône en 1670, qui avait fait un millier de morts et blessés) et les événements divers, comme l’arrivée à Genève du pasteur Mussard de Lyon (chassé par un décret de Louis XIV, interdisant à un étranger d’être pasteur en France, – or Mussard était Genevois), le parti conservateur, en la personne de Burlamacchi, souhaita dès 1671, une formule de Concorde interdisant formellement de prêcher la grâce universelle ; il comptait sur la bonne influence conservatrice des Églises de Suisse pour cela. C’est ainsi que se prépara le fameux Consensus Helveticus. Face à cette menace, Tronchin fournit aux pasteurs de Paris de quoi écrire des avertissements solennels aux Églises de Suisse : une telle condamnation affaiblirait tout le parti protestant, déjà tellement menacé par le roi de France. Il y eut en effet des interventions directes, des avertissements solennels, notamment de Claude, pasteur de Charenton, de La Bastide, diplomate et membre du Consistoire de Charenton… Peine perdue, le Consensus Helveticus fut promulgué en 1675. Une analyse détaillée de ce texte prouve, dit Olivier Fatio, qu’il vise principalement Louis Tronchin. La Conférence de Baden, en juillet 1675, enregistra l’adoption du Consensus et décida qu’il serait signé par tous les ministres, et que ce serait une condition pour accéder au ministère pastoral.

En 1678, c’est la Compagnie des pasteurs qui veut adopter le Consensus, et cette fois, c’est le Conseil qui tergiverse. Tronchin fournit à ce dernier des arguments contre le Consensus. « Il lèse en priorité les réformés sans nuire aux catholiques ». Il rappelle la responsabilité de Genève vis-à-vis de la France protestante (p. 299-300). François Turrettini en fait autant dans le sens contraire. Après un temps d’hésitation, le Conseil finit par accepter le Consensus en profitant d’une séance, le 28 décembre 1678, où il y avait sept absents, dont la plupart des partisans de Tronchin et Mestrezat. Mais la signature ne fut exigée que de ceux qui accédaient au ministère.

Désormais, le Consensus resta pour Tronchin une souffrance. « S’il n’eut pas le bonheur d’en voir l’abolition, écrit l’auteur p. 315, il eut au moins la satisfaction de constater que son établissement était publiquement contesté » (en effet, François Turrettini mourut en 1687, et en 1705 Antoine Léger condamna le Consensus en chaire, p. 1068). Mais il fallait s’accommoder de cette situation douloureuse. À deux reprises, Louis Tronchin avoua que s’il s’interdisait de publier sa théologie, c’était à cause de la persécution larvée dont il était l’objet (ces deux citations se trouvent à la p. 319). Or ces années de persécution, entre 1670 et 1685, sont aussi celles de sa pleine maturité théologique. C’est dans ces années qu’il consacra l’essentiel de son enseignement à commenter et corriger le Manuel de théologie de Marcus Friedrich Wendelin, qui était alors le manuel utilisé dans toutes les Facultés de théologie protestante. Tronchin donna des séries de leçons « particulières » de théologie chez lui, rectifiant les preuves que l’auteur donne, réajustant les passages de l’Écriture qui s’y trouvent cités, ou rectifiant les citations. Ces leçons données à la maison, durant sa maladie, constituèrent tout son enseignement en 1673 et 1674 (p. 325). Les notes des élèves présents étaient recopiées et re-recopiées pour satisfaire un plus large public, proche ou lointain. Tous les théologiens du temps les ont pratiquées, jusqu’à Rotterdam ou Copenhague. Étrange moyen de devenir célèbre alors qu’on vivait le triomphe de l’imprimerie ! Mais parfois la difficulté stimule la recherche. Et surtout, on savait qu’on allait connaître un avis particulièrement judicieux, modéré et sagace.

Voici comment Olivier Fatio caractérise la théologie de Tronchin : comme on ne parlera jamais parfaitement de Dieu, mais qu’il vaut mieux en dire quelque chose que rien, il est permis de créer des mots pour l’expliquer. Grâce à eux, la raison peut tirer les conséquences contenues dans l’Écriture, étant entendu que la raison n’est jamais le fondement de la foi » (p. 317-318). Plus loin, Fatio examine les différents manuscrits du commentaire de Tronchin à Wendelin : il en existe quatre principaux, dont il a repéré les manuscits (voir p. 328-330), puis il examine leur contenu…

Certains théologiens du xviie siècle connaissaient si bien Dieu qu’ils devinaient les raisons de ses décisions, et pour un peu auraient pu lui donner des conseils… Rien de tel chez Louis Tronchin, qui pense : que d’extravagances on peut éliminer de la théologie, si l’on veut bien reconnaître que tout ce que nous savons de Dieu est dans l’Ecriture ! Prenons l’exemple de la transmission du péché : « Pourquoi Dieu ne l’a-t-il pas empêché ? Parce qu’il n’est pas tenu de l’interdire […]. Il suffit de savoir, sans en connaître les raisons, que Dieu a permis cette propagation ; de cette ignorance on conclut qu’il l’a fait à cause de son bon plaisir… » (p. 343).

Tronchin a étudié particulièrement la volonté de Dieu, y revenant dans son commentaire de Wendelin, et dans son écrit « De voluntate Dei » (connu par une copie de la main de Daniel Chamier, conservée à Nottingham). Dans ces deux textes, il distingue une volonté d’agrément, et une volonté de bon plaisir, qui correspondent aux deux manières d’être de Dieu : le législateur et le gouverneur du monde (p. 339). La volonté d’agrément met en évidence l’immutabilité de la volonté divine. C’est sur elle que repose l’alliance de grâce, fondée dans le sang du Christ et proposée à tous les hommes à la condition qu’ils se repentent et croient. Mais comme la persistance du péché est grande, il faut que Dieu « procure l’événement » par sa volonté de bon plaisir, qui permet d’accomplir la condition (se repentir et croire, voir p. 340). La prédestination, c’est en somme la volonté de bon plaisir. « C’est pourquoi, pour voir si je dois être élu, il ne faut pas que je cherche à savoir si j’ai été élu, mais si j’ai fait ce que je devais faire » (ibid.).

D’une manière générale, Tronchin débarrasse la théologie de beaucoup d’étrangetés qu’y avaient introduites ses prédécesseurs. Par exemple, la création fut-elle une nécessité ou un caprice de Dieu ? « Mieux vaut se taire, si l’Ecriture se tait » (p. 342).

Dans un grand chapitre intitulé « Au jour le jour », l’auteur examine l’activité de Tronchin pasteur et professeur, autorité consultée par un grand nombre de ses contemporains. On lui demande son avis sur un mariage d’amour que réprouve la famille d’un jeune Hollandais. Il fait un sermon sur les Mahométans, analysant le Coran fort consciensieusement… Puis il est question du Cid de Corneille, représenté à Genève en 1681. Pajon l’interroge, étant persuadé que Tronchin pense comme lui, mais Tronchin le détrompe (p. 438).

Puis viennent les années sombres de la persécution du protestantisme français, du fait des diverses décisions de Louis XIV, qui culminent dans la Révocation de l’édit de Nantes, en 1685. Témoignages poignants. Afflux de réfugiés. Les Genevois sont entravés par la présence, dans leur ville, du Résident de France, qui a le privilège de faire célébrer la messe dans son hôtel. Les Genevois n’en reviennent pas ! En 1686, Tronchin échange plusieurs lettres avec une cousine de sa femme, Madame de La Fredonière (née Grenus, donc genevoise de naissance). Elle fut arrêtée à Dijon, puis emprisonnée à Port-Royal. Les lettres que Tronchin lui écrit sont extrèmement intéressantes, mais elles n’empêchent pas l’abjuration de la dame, qui développe dès lors des arguments romains, que Tronchin réfute (P. 528-540). À la suite d’autres cas analogues, Tronchin concluait : les « barbaries » qu’on infligeait à des innocents ne pouvaient émaner que d’un esprit menteur et meurtrier ; bien loin de les attirer dans la communion romaine, ces cruautés les en éloignaient toujours davantage (p. 553).

En 1687, François Turrettini mourut. D’où un soulagement certain dans la vie de Tronchin, d’autant plus que Turrettini fut remplacé par son fils, Jean-Alphonse Turrettini, devenu professeur d’histoire ecclésiastique en 1697. Tronchin s’entendait à merveille avec ce jeune homme très doué, qui deviendra le grand théologien éclairé du xviiie siècle. Mêmes relations excellentes avec Jean Le Clerc et Pierre Bayle. À Neuchâtel montait l’étoile de Jean-Frédéric Ostervald, et à Bâle celle de Samuel Werenfels. J.-A. Turrettini, Ostervald et Werenfels furent appelés le Triumvirat helvétique. Ce sont tous d’anciens élèves de Tronchin, devenus de ses meilleurs amis. Lumières qui éclairent la vieillesse de Tronchin, qui commentait les événements au jour le jour avec eux. C’est spécialement le cas d’Ostervald, avec qui l’échange épistolier fut serré et régulier et un chapitre du livre analyse le contenu de ces deux cents lettres sur les points principaux (p. 909-1001). Un autre chapitre fort intéressant est consacré à la révision des Psaumes chantés à l’église. Tronchin rompt plusieurs lances en faveur de la révision de Conrart, indispensable, car le public des années 1700 ne comprend plus certains termes utilisés par Marot, et même par Bèze. Mais que d’Églises françaises en Angleterre, en Allemagne, en Hollande, restent attachées à la version ancienne, celle qu’avaient chantée les martyrs des débuts de la Réforme !

D’autres chapitres sont consacrés aux tentatives de rapprochement entre calvinistes et luthériens (p. 1015-1039). Un autre concerne les relations avec l’Angleterre, intitulé « Les Sociétés de Londres), car en effet Tronchin et J.-A. Turrettini furent nommés membres de deux illustres Sociétés, la Society for promoting Christian Knowledge (en 1701) et la Society for the Propagation of the Gospel in Foreign Parts (en 1703). On y voit les efforts des deux Genevois pour le prosélytisme (par exemple à Livourne), et les efforts pour épargner à Genève les critiques de certains presbytériens (qui craignent que l’on dévie du calvinisme pur) et celles de certains épiscopaliens, qui souffrent si l’on critique l’institution des évêques. « La ligne modérée de Turrettini prévaudra ; Tronchin en avait été le précurseur », écrit l’auteur (p. 1064). Quelques pages, à la fin, après le récit de la mort de Louis Tronchin, à l’âge de soixante-seize ans en 1705, donnent une admirable synthèse de cette vie si bien remplie.

Ajoutons que la lecture de ce livre si bien écrit est un plaisir continu, et qu’elle offre comme une traversée complète du xviie siècle protestant.

 

Alain Dufour

 

Didier Poton et Raymond A. Mentzer (dir.), Agir pour l’Église. Ministères et charges ecclésiastiques dans les églises réformées (xvie-xixe), Paris : Les Indes savantes, collection Rivages des Xantons, 2014, 280 p.

 

Sous ce titre sont réunies quinze contributions (certaines en anglais) de longueur inégale, présentées lors d’un colloque qui s’est tenu à La Rochelle en juin 2009, pour étudier le fonctionnement des paroisses, dans le cadre de l’Église. La Réforme a bouleversé la conception de l’Église en affirmant le principe du sacerdoce universel qui théoriquement rend égaux tous les fidèles. Certes le pasteur exerce un ministère, celui de la parole, mais non un magistère, et le gouvernement de la communauté est confié à un groupe d’hommes, les « anciens ». Ceux-ci composent le consistoire dont les activités ont tendance à se diversifier. Après Luther, Calvin distingue, à côté du pasteur, trois autres ministères, les docteurs qui enseignent la doctrine chrétienne, les diacres qui s’occupent des pauvres et des malades, et les anciens qui exercent une surveillance sur les fidèles. Voir comment ces principes calviniens ont été appliqués de la Réforme à la guerre de 1914, en France et dans d’autres pays, tel était l’objet de ce colloque. André Encrevé, dans sa longue introduction, a montré, pour la France, les permanences et les évolutions de ces principes notamment au xixe siècle.

Certaines communications ont les seuls pasteurs comme objet, comme celle de Scott M. Manetsch qui décrit les pasteurs convoqués par le Consistoire de Genève (deuxième moitié xvisiècle) en raison de leur conduite ; ou celle de Julien Léonard sur la difficile succession du pasteur Paul Ferry à Metz. Ce sont aussi des cas personnels qu’étudie Judith P. Meyer avec trois pasteurs de Courthezon, entre 1617 et 1640, soulignant l’importance que leur propre caractère a eue pour leur influence et leurs relations dans le monde réformé. Alain Joblin montre des pasteurs bien implantés parmi les élites économiques et sociales dans le Calaisis. Céline Borello nous fait revivre une dynastie pastorale, sans doute la seule de la France du xviiie siècle : les Rabaut, le père Paul, ses trois fils, et la mère aimante et malheureuse de par toutes les épreuves subies. Le surnom de Saint-Étienne, premier martyr chrétien, qui est donné à Jean-Paul, l’aîné, est « le signe le plus fort de cette conscience martyre familiale intériorisée ». Et si l’élection de Rabaut-Saint-Étienne à la présidence de l’Assemblée Nationale, le 14 mars 1790, pouvait apparaître comme une revanche sur les persécutions subies par les huguenots, son exécution, elle, a répondu à son surnom prémonitoire… Quant à Françoise Moreil, c’est une étude originale sur les femmes de pasteurs de la Principauté d’Orange qu’elle nous livre, essayant, malgré une documentation très lacunaire, d’en dresser un portrait-type, celui de femmes appartenant à une élite sociale, mères de familles nombreuses, et subissant auprès de leur époux « les aléas de temps difficiles ».

La plupart des communications concernent les relations des pasteurs avec leurs fidèles. Timothy Fehler montre les problèmes que posent, au xvie siècle, dans la calviniste cité d’Emden (Allemagne), les pasteurs réfugiés pour la distribution des aumônes, du fait même de leur propre pauvreté. À quoi ont-ils droit ? De par leur statut, peuvent-ils émarger (eux ou leur veuve) à la caisse des pauvres ? La Suisse a droit à plusieurs études. On a vu le Consistoire de Genève contrôler la conduite des pasteurs. Celle des fidèles est étudiée, à la même époque, par Jeffrey R. Watt, tandis que Danièle Tosato-Rigo s’attache à la mission des pasteurs dans l’éducation pendant la période révolutionnaire. Dans le même sens, Nicole Staremberg s’interroge sur le rôle des pasteurs dans la lutte contre la laïcisation de la société et le relâchement des mœurs, en république de Berne, à l’époque des Lumières.

Plusieurs communications étudient les relations entre les pasteurs et les diacres. Si Marianne Carbonnier-Burkard s’interroge d’un point de vue national sur le sens des quatre offices calviniens, Philippe Chareyre les étudie concrètement, pour la Nîmes des xvie et xviie siècles. Il remarque que dans cette ancienne cité romaine les diacres appartiennent aux élites sociales et qu’ils ont cherché à élargir leurs attributions, en particulier en distribuant la Cène aux côtés du pasteur. Ainsi, s’il existe une norme définie par la Discipline des Églises réformées et rappelée par les synodes successifs, localement, la charge de diacre recouvre des réalités différentes. Quant à l’Église française de New York, elle vit de tels conflits et tensions entre les pasteurs, les consistoires et les fidèles, que ceux-ci s’en détournèrent et passèrent souvent à l’anglicanisme.

Tous ces articles concernent la période moderne. Les deux derniers étudient deux ministères à l’époque contemporaine : assistance et enseignement, tenus au xixe siècle assez loin des fonctions définies par la Discipline du xvie siècle. Le titre seul de Nicolas Champ, « Le diaconat du xixsiècle (1802-1905) : un acteur de reconstruction du tissu ecclésial et de la charité réformés. Le cas de la Charente inférieure », montre à travers un exemple local l’importance qu’ont pu avoir les diaconats, même s’ils étaient parfois concurrencés par les Sociétés (de charité) des dames protestantes. Quant à l’enseignement, évidemment confessionnel (même dans le public jusqu’en 1882), il est étudié par Hélène Lanusse-Cazalé dans le sud-aquitain. Elle montre les relations complémentaires entre les pasteurs et les instituteurs, ces derniers pouvant quelquefois assurer le culte. Ce sont aussi les instituteurs qui doivent apprendre aux enfants les versets de l’École du dimanche. Avec la laïcisation, les écoles protestantes vont, comme ailleurs, partout fermer, les parents ne voyant pas la nécessité de les conserver, sauf parfois pour les filles ou les tout-petits. Les pasteurs exclus de l’enseignement laïque vont alors se concentrer sur les Écoles du dimanche et du jeudi.

La richesse des archives consistoriales qui a permis ces quinze études laisse espérer d’autres recherches comme le suggèrent les deux directeurs de ce recueil, Didier Poton et Raymond A. Mentzer.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Armand Reclus, Lettres de ses sœurs (1868-1874), texte établi par Gabrielle Cadier-Rey et annoté par Gabrielle Cadier-Rey, Rachel et Philippe Chareyre, Pau : Centre d’études du protestantisme béarnais, collection Correspondances n° 2, 2015, 248 p.

 

On le sait, les correspondances sont un instrument irremplaçable pour connaître la vie des personnes et des familles, en particulier au xixe siècle C’est encore plus net pour les grandes familles, comme celle du pasteur Jacques Reclus et de sa femme Zéline, qui ont eu 14 enfants dont 11 ont vécu jusqu’à l’âge adulte et dont plusieurs se sont illustrés. De plus, ces enfants ont eu des destins fort différents, depuis l’anarchisme et la participation à la Commune de Paris (en particulier Élisée), jusqu’à un certain conservatisme politique (comme Armand, officier de marine) et aussi un attachement au protestantisme, et à l’Église réformée ou, au contraire un détachement de toute croyance religieuse. En dépit de cette grande diversité de choix, dans cette famille, on s’entend fort bien et on s’écrit beaucoup. D’ailleurs, des lettres ont déjà été publiées, notamment celles d’Élisée, le plus célèbre des enfants de Jacques et Zéline Reclus (Élisée Reclus, Correspondance, 3 vol., Paris : Schleicher, 1911-1915) ; mais aussi, dans le Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, celles d’autres enfants, moins connus (Lucien Carrive, « Lettres écrites par les filles du pasteur Jacques Reclus à Zoé Tuyès (Steeg) (1856-1863) », BSHPF 1997, p. 189-244 et 663-730). En ce qui le concerne, Armand – le plus jeune de la famille – s’engage dans la marine en 1860 ; il devient aspirant en 1862, puis officier de quart en 1868. C’est alors qu’il est envoyé en Extrême-Orient pour un long périple qui le retient éloigné des siens jusqu’en 1872. Logiquement, sa famille lui écrit beaucoup. Les lettres de sa mère ont déjà été publiées par les soins de Gabrielle Cadier-Rey (Lettres de Zéline Reclus à son fils Armand (1867-1874) éditées par Gabrielle Cadier-Rey et Danièle Provain, Pau : Éditions du CEPB, 2013, 210 p ). Cet ouvrage, qui reproduit une partie des lettres de ses sœurs, complète donc la première publication et permet de mieux comprendre les liens d’affection qui unissent les « grandes sœurs » à leur « petit frère », parti au loin, et pour lequel elles s’inquiètent, d’autant plus que le courrier est lent : un échange de lettres met alors 6 mois (trois dans chaque sens). La plus grande partie de ces lettres ont été rédigées par Marie (1834-1918), qui a épousé le pasteur libéral Auguste Grotz. Comme ils n’ont pas eu d’enfants, on peut penser qu’elle reporte sur son jeune frère (il a 9 ans de moins qu’elle) une partie de son affection « maternelle ». Mais elle mène aussi une vie mondaine. En effet, son mari est pasteur à Nîmes et – bien que Jacques Reclus soit un très ferme partisan de la tendance évangélique affirmée – il est l’un des pasteurs libéraux les plus connus dans ces années où la querelle entre évangéliques et libéraux est particulièrement vive. Il est clair que Marie partage les convictions théologiquement libérales de son mari. Par ailleurs, Marie et Auguste Grotz habitent à Nîmes le « quai de la Fontaine », le quartier le plus chic de la ville, et ils sont parfaitement intégrés à la vie de bourgeoisie protestante nîmoise qui forme à elle seule une « société ». Les lettres publiées dans ce volume, tout comme celles des autres sœurs, Louise et Noémie, nous proposent donc une plongée dans la vie de la bourgeoisie protestante du Midi, saisie dans ses ressorts les plus profonds. On y voit, par exemple, qu’ils vivent entre eux (très peu de catholiques sont cités), que les relations mondaines (réceptions, bals, etc.) tiennent une place considérable, mais aussi qu’alors dans cette catégorie sociale le mariage est bien plus qu’une union entre deux personnes. Certes, les filles sont libres de refuser un « parti » qui leur déplaît (on y parle du « respect profond des droits qu’à le cœur de se donner à qui cela lui plaît », p. 37). Mais, comme l’écrit G. Cadier-Rey, ces lettres « montrent bien à quel point le mariage est à cette époque, à Orthez comme à Nîmes et partout ailleurs, la grande affaire des familles » (p. 225). Toutefois, la « grande histoire » rencontre aussi l’histoire familiale. Ainsi, dans l’été 1870, Marie devient infirmière volontaire à Strasbourg pendant le siège que lui imposent les Allemands, et elle évoque cette expérience dans ses lettres.

Au total, très bien présentées, pourvues de notes abondantes, précises et fort bien informées, ces lettres nous offrent une sorte d’autoportrait (involontaire) de la bourgeoisie protestante de la seconde moitié du xixe siècle, dans cette partie du Midi où les protestants sont assez nombreux localement pour être en mesure de fréquenter essentiellement des coreligionnaires.

 

André Encrevé

 

Annie Gutmann et Pierre Sullivan (dir.), Résister et vivre. Au croisement des disciplines et des cultures. Colloque de Cerisy (juillet 2008), Paris : Ophrys, 2010, 302 p.

 

En 2008, s’était tenu au Centre culturel international de Cerisy un colloque sur le thème de la résistance. Ce colloque avait réuni plusieurs personnalités éminentes dans leur discipline, lesquelles étaient nombreuses, de la musique à la biologie, de la psychanalyse à la linguistique. Les textes qui en sont issus sont quelquefois des témoignages, d’autres fois extrêmement théoriques. Mais le point commun est l’essence même de la résistance, à la fois un refus et une affirmation. Pour notre revue, nous nous bornerons à étudier les trois communications qui concernent les religions. Un jésuite, Marc Rastoin, examine les premiers chrétiens entre résistance et soumission face à Rome. Saint Paul prêche l’obéissance aux autorités civiles qui sont, écrit-il, « des instruments de Dieu pour te conduire au bien », mais en même temps – contradiction – le christianisme est né d’une prédication prophétique, « contestatrice de l’ordre établi », aux valeurs subversives. C’est ce qui explique les persécutions que les chrétiens ont dû subir malgré leur désir d’être intégrés dans l’Empire romain.

Le rabbin Daniel Farhi s’attache, lui, à « la résistance spirituelle » avant la Shoah : les Responsa. Les Juifs ont toujours eu l’habitude de poser des questions à leurs rabbins. Ces questions et réponses, jusqu’à la fin du ve siècle, constituent le Talmud. Puis ces responsa ont rempli des volumes de jurisprudence. Or, pendant les persécutions de la dernière guerre, les fidèles ont continué à interroger, pas par des questions théoriques, mais en posant des cas très concrets, voulant savoir, dans les conditions atroces de leur vie, quelle était la loi religieuse qu’ils devaient suivre. Ces responsa témoignent de leur quête spirituelle. Appliquer exactement la loi de Dieu était pour eux « résister », la résistance de l’Esprit pour affronter la mort dans la dignité. Ainsi pouvaient-ils aller à la mort en récitant des prières, de même que certains résistants chantaient la Marseillaise en allant être fusillés – ou des pasteurs du Désert des Psaumes…

La communication la plus longue est celle d’André Encrevé sur « La résonance de l’idée de résistance dans le protestantisme français aux xixe et xxe siècles ». Son texte débute évidemment par l’évocation de Marie Durand. Mais il montre aussitôt que la résistance est l’essence même du protestantisme. Luther est le premier qui a dit « non », non à l’Église telle qu’elle était devenue, au pape, aux conciles ; puis c’est Calvin qui va bien plus loin en exposant le droit pour tout chrétien de résister au « tyran », le droit de désobéir à des lois qu’il considère comme injustes. L’histoire des huguenots est celle d’une résistance, soit qu’ils aient quitté la France, soit qu’ils aient tenté de garder leur foi au Désert, au risque, s’ils étaient pris lors d’une assemblée, des galères pour les hommes, de la prison pour les femmes et du gibet pour les pasteurs. Ainsi rejoint-on les Durand, Pierre, pendu, et Marie, enfermée trente-huit ans, refusant avec constance de dire « j’abjure ».

André Encrevé développe ensuite l’adhésion des protestants à la Révolution, comme plus tard à la République, le dreyfusisme du plus grand nombre, l’entrée précoce de beaucoup dans la résistance, l’assistance aux Juifs pendant la guerre, insistant sur le sentiment d’une communauté de destin et de souffrances entre eux et les huguenots. Constatant la précocité de la résistance protestante à la propagande de Vichy, René Rémond écrit : « [Le protestant] tient de ses ancêtres une tradition de résistance et de désobéissance au pouvoir injuste. Il vaut mieux obéir à Dieu et à sa conscience qu’aux hommes. » On comprend que le mot attribué à Marie Durand ait été un symbole, et même un mot d’ordre, pendant la guerre, ou encore que Patrick Cabanel ait pu écrire « un petit livre intitulé La Tour de Constance et le Chambon-sur-Lignon », la résistance, au cœur de l’identité protestante, étant le lien spirituel entre ces deux lieux.

Nous nous sommes bornés à étudier ces trois communications, mais ce volume est d’une grande richesse. Signalons encore le chapitre « La non-violence est-elle une résistance ? » où sont évoqués, outre Gandhi bien sûr, André et Magda Trocmé et Martin Luther King.

 

Gabrielle Cadier-Rey

 

Marie-Claude Rocher, Marc Pelchat, Philippe Chareyre et Didier Poton (dir.), Huguenots et protestants francophones au Québec. Fragments d’histoire, Montréal : Éditions Novalis, 2014, 343 p.

 

Huguenots et protestants francophones au Québec. Fragments d’histoire est avant tout un beau livre sur un sujet qui mérite toute notre attention, notamment parce que trop longtemps négligé. Partiellement issu d’un colloque et d’une exposition tenus au Québec en 2008, cet ouvrage, richement et bellement illustré, offre des contributions signées par des auteurs français et canadiens renommés. Jusqu’aux années 1990, les huguenots au Canada francophone, trou noir historiographique, n’était pas un sujet. Depuis cette décennie, le renouvellement et l’internationalisation de l’histoire de la Nouvelle-France et le renouveau des études sur le Refuge, ces deux phénomènes étant largement impulsés par le succès de la nouvelle histoire atlantique, ont exhumé et légitimé cette présence protestante, par ailleursdifficile à identifier et à cerner. Comme l’écrit Marie-Claude Rocher dans son essai introductif, « étudier les franco-protestants du Québec, c’est souvent étudier l’absence » (p. xviii).

Rappelons les grandes lignes de cette histoire. Les protestants participent activement à l’exploration française du continent américain au xvie siècle et sont pleinement impliqués dans les tentatives de colonisation au Brésil et en Floride au milieu du siècle. Parallèlement, ils animent la guerre de course contre les puissances ibériques dans l’espace atlantique. Puis en 1627, ils sont interdits d’« hivernage » en Nouvelle-France, ne pouvant y séjourner que de manière saisonnière. Cet interdit n’empêche nullement des huguenots de rester… Mais ils sont très minoritaires et doivent se montrer ô combien discrets. Au moment du Refuge, les portes de la Nouvelle-France ne leur sont toujours pas ouvertes, au grand dam de certains historiens, notamment au xixe siècle et dans la première moitié du xxe, qui y voient un apport démographique manqué. Rien n’est moins sûr. Peu de réfugiés ont traversé l’Atlantique et rien ne dit qu’ils se seraient installés en masse sous ces latitudes septentrionales. Cela dit, comme l’écrit Marc Pelchat, le protestantisme français en Nouvelle-France, puis au Québec, à l’époque moderne constitue une présence certes combattue mais continue (p. 251). Le protestantisme francophone, suisse notamment, ressurgit avec vigueur au Québec au milieu du xixe siècle. Enfin, depuis les années 1960, on assiste à une consolidation mais aussi un éclatement de cette présence protestante francophone.

La première partie du livre rappelle les fondamentaux de la Réforme et de l’histoire du protestantisme français, de Calvin au Refuge, avec notamment un gros plan sur Henri IV et l’édit de Nantes. La seconde partie déplace le projecteur vers la Nouvelle-France et les liens migratoires, commerciaux, militaires, littéraires et familiaux que les huguenots entretiennent avec celle-ci, du xvie au xviiie siècle. De manière originale et complète, les troisième et quatrième volets abordent la question de la présence mémorielle, bibliographique, archivistique, onomastique, toponymique, patrimoniale et muséale des franco-protestants au Québec, avec l’étude de lieux de mémoire, d’institutions, de journaux, d’objets, d’ouvrages, de noms de lieux et de personnes. Notons que l’ensemble de l’ouvrage offre de belles vignettes biographiques tout au long de cette histoire fragmentée.

Le lecteur français sera sans aucun doute particulièrement intéressé par la partie de l’ouvrage qui porte sur l’héritage franco-protestant au Québec, ce que les Américains appellent legacy, et la difficulté de l’identifier et de le préserver. Car dans un environnement historique et culturel où langue égale religion, les protestants sont nécessairement anglophones et les catholiques francophones… Les franco-protestants, composés de convertis et de protestants français et suisses, sont donc doublement minoritaires : au sein d’une population francophone massivement catholique et d’une population protestante largement anglophone. En 2011, les franco-protestants représentent 7 % de la population québécoise, répartis dans une myriade d’Églises (tableau p. 308-309).

Ce beau livre offre, en tissant habilement ces fragments d’histoire les uns aux autres, un panorama complet des liens entre le protestantisme français et le Québec et sur l’histoire, la mémoire et la présence des franco-protestants dans cette province du Canada.

 

Bertrand Van Ruymbeke