Émile M. Braekman, Guy de Brès. Un réformateur en Belgique et dans le nord de la France (1522-1567), Mons : Cercle archéologique de Mons, 2014, 277 p.
Le pasteur Braekman (1924-2013), récemment disparu, a énormément écrit sur le protestantisme, notamment dans le Bulletin de la Société royale d’histoire du protestantisme belge, société dont il a longtemps été président. Il a notamment beaucoup étudié les débuts de la Réforme dans l’actuelle Belgique, ce qui l’a amené à cette biographie de Guy de Brès, parue peu après son décès, dans un livre à la facture un peu désuète, avec une carte à l’ancienne et un plan très classique (1re partie : la vie, 2e partie : les écrits). Mais ce caractère vieillot et la difficulté, sans doute, à trouver le livre (dépourvu de tout ISBN) ne devraient pas masquer le fait que nous avons là une biographie très complète d’un personnage important de la Réforme.
Guy de Brès (ou de Brais, mais l’auteur explique pourquoi il préfère Brès) est né à Mons sans doute en 1522, dans une famille de teinturiers dont de nombreux membres seront marqués par la Réforme. Lui-même se convertit avant 1547 et part à Londres l’année suivante à cause des persécutions qui s’abattent sur les réformés de Mons. Voulant se consacrer à l’Évangile, il rentre à Lille comme prédicateur en 1552 et il y plante l’Église. La persécution le fait partir à Gand en 1555, puis à Francfort l’année suivante. Il va alors faire des études à Lausanne, puis à Genève. Il s’installe ensuite à Tournai, où il se marie en 1559. Dans ce qui est la principale Église wallonne des Pays-Bas, il organise la communauté, se donne des collaborateurs, célèbre le culte dans des maisons, cherche le soutien des notables ; il écrit une Confession de foi en 1560, inspirée de celle des Églises réformées de France et du projet que leur avait écrit Calvin. Mais de grandes assemblées où l’on chante les psaumes (les « chanteries »), en 1561, amènent un retour de la persécution. Guy de Brès, qui s’y était pourtant opposé, doit fuir. Il se met au service des Églises françaises d’Amiens, de Montdidier et de Dieppe. Cela ne l’empêche pas de revenir plusieurs fois aux Pays-Bas pour prêcher et pour participer aux synodes. À la fin 1562, il devient chapelain du prince de Sedan, Henri Robert de La Marck, qu’il avait probablement rencontré à Dieppe. Il profite de ce séjour à Sedan pour écrire plusieurs ouvrages, notamment une réfutation des doctrines anabaptistes.
En 1566, l’« année des Merveilles », celle où, malgré les ordres rigoureux de Philippe II, les protestants des Pays-Bas se rassemblent en de grands prêches publics, Guy de Brès est réclamé par les réformés d’Anvers, probablement pour remplacer François Junius. Il obtient son congé de Sedan et arrive à Anvers pendant l’été. Sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, il se rend ensuite à Valenciennes à la demande du pasteur Pérégrin de la Grange. Il y est pendant la grande vague d’iconoclasme qui secoue la Flandre, puis la plus importante partie des Pays-Bas, d’août à octobre. La position de Guy de Brès, son rôle éventuel dans l’événement ne sont pas évoqués. Valenciennes se soulève en décembre 1566, à la suite de conflits sur la possibilité pour les réformés d’avoir un lieu de culte. La ville est assiégée pendant trois mois. Les pasteurs, qui s’étaient enfuis lors de la prise de la cité, sont arrêtés le 31 mars. En prison à Tournai puis à Valenciennes, Guy de Brès reste ferme dans sa foi malgré les tentatives pour le convertir, et il est pendu le 31 mai 1567. E. M. Braekman termine sa première partie par un jugement sur sa personnalité qui, fondé presque uniquement sur les lettres de Guy de Brès et sur des sources protestantes, est proche de l’hagiographie.
La seconde partie présente les œuvres, peu nombreuses, de Guy de Brès. Le Baston de la foy (1555) est un florilège de citations bibliques et patristiques pouvant servir à la controverse. La Confession de foy, faicte d’un commun accord par les fideles qui conversent es pays bas (1561) peut lui être attribuée de manière à peu près certaine, même s’il est possible que quelques corrections aient été apportées par d’autres pasteurs. La Racine, source et fondement des anabaptistes (1565) est un livre de controverse contre les anabaptistes, portant essentiellement sur l’incarnation et sur le baptême. L’Histoire notable (1565) est la traduction d’un ouvrage flamand de Joris Wybo portant sur l’arrestation de deux réformés à Anvers. Guy de Brès est également l’auteur de quatre opuscules politiques, en 1564, 1566 et 1567. Un livre posthume de 1568, les Procédures, contiennent quatre lettres adressées par Guy de Brès, emprisonné à Valenciennes, aux Valenciennois, à son épouse et à sa mère. Les interrogatoires conservés aux Archives Générales du Royaume à Bruxelles permettent enfin de voir comment de Brès se défend face à ses accusateurs. Tous ces textes sont bien présentés, avec un résumé de leur contenu, des indications bibliographiques très complètes, la mention des rééditions et des traductions. On peut simplement regretter que cela ne soit pas intégré davantage dans la biographie même du réformateur.
Cette biographie, fondée sur des sources primaires et une très bonne connaissance de l’historiographie locale, est d’une grande érudition, même si la juxtaposition des citations aboutit quelquefois à des contradictions ; il est par exemple difficile de savoir si François Richardot a été ou non protestant (p. 142). Le souci de la contextualisation fait que nous avons aussi une histoire des débuts de la Réforme aux Pays-Bas dans les années 1550 et 1560. On peut néanmoins lui reprocher d’être à l’écart des interrogations contemporaines : les débats sur les divergences entre les premiers réformateurs, les oppositions à Calvin n’apparaissent pas ; Guy de Brès est simplement présenté comme calviniste ; les comparaisons avec d’autres régions manquent ; les débats sur la signification du nicodémisme, de la tolérance au xvie siècle, ne sont pas évoqués. De manière significative, la plupart des principaux historiens français ou anglo-saxons de la Réforme sont absents de la bibliographie. C’est dommage, car cela empêche de placer Guy de Brès, dont tout ce qu’on peut connaître de la vie est présenté dans le livre, dans une perspective plus large. On a une biographie solide, la plus complète que nous ayons sur ce personnage-clé de la Réforme au sud des Pays-Bas, mais très proche du genre désormais dépassé des histoires confessionnelles.
Yves Krumenacker
Elsie A. Mckee, The Pastoral Ministry and Worship in Calvin’s Geneva, Genève : Droz, 2016, 975 p.
Les spécialistes de la tradition réformée se sont intéressés depuis longtemps à la liturgie établie par Jean Calvin à Genève, ensuite adoptée ou adaptée par ses adhérents en France et ailleurs. Les nombreuses études historiques et théologiques antérieures se sont focalisées pour la plupart sur le prêche et les deux sacrements : le baptême et la cène, mais peu ont essayé d’examiner la liturgie réformée dans son ensemble. Le grand mérite de cet ouvrage est la profondeur et l’étendue de l’étude que Elsie McKee consacre à tous les aspects de la liturgie. Il s’agit d’une vraie encyclopédie du ministère pastoral et du culte quotidien à Genève au temps de Calvin. Dans presque mille pages, E. McKee décrit l’essentiel du rythme liturgique habituel aussi bien que les aspects moins étudiés du culte public et privé. Le résultat est un portrait éclairant et précis des changements et innovations, des résistances et continuités.
Elsie McKee est titulaire de la chaire Archibald Alexander pour l’étude de la Réforme et de l’histoire du culte au Princeton Theological Seminary (É-U). Dans ce cadre, elle a centré ses efforts pendant plusieurs décennies sur la recherche des divers éléments de l’organisation de l’Église réformée à Genève. Son premier livre, John Calvin on the Diaconate and Liturgical Almsgiving (Droz, 1984) se focalisait sur les diacres ; quatre ans plus tard elle publia un volume sur les anciens, Elders and the Plural Ministry (Droz, 1988). Son étude du pastorat offre un portrait quasiment complet des quatre « ordres d’office » (ministères) de l’Église de Genève, auquel il ne manque qu’une étude des docteurs. La longue expérience que E. McKee apporte au projet confère une structure classique et synthétique à l’analyse. Le présent ouvrage se divise en deux grandes parties : un texte de 660 pages qui examine le devoir pastoral et le culte réformé, et ensuite les annexes de presque 300 pages de plus, qui présentent et décrivent les sources utilisées dans la construction de cet ouvrage.
L’approche adoptée par l’auteur met l’accent sur les interprétations théologiques et les textes prescriptifs : avant tout les sermons de Calvin, mais aussi l’Institution de la religion chrétienne, les Ordonnances ecclésiastiques, le catéchisme, et le psautier. Le résultat est une explication minutieuse de ce qui en principe doit se passer journellement dans la vie liturgique des Genevois. Pour autant, E. McKee n’a pas négligé les dimensions pratiques du culte. Elle a méticuleusement dépouillé les particularités de la dévotion quotidienne, révélées dans les Registres du Conseil, les Registres du Consistoire, et les registres de baptême et de mariage. Le lecteur est informé précisément sur la manière dont les ministres ont exercé leurs fonctions ainsi que sur la participation des fidèles et sur leurs réactions aux transformations culturelles instaurées par Calvin. L’analyse est attentive à la théologie autant qu’à sa mise en application.
L’ouvrage commence par les structures de la liturgie, c’est-à-dire le temps et les lieux du culte, les prédicateurs qui l’ont célébré, et les fidèles qui y ont assisté. Le pasteur monte en chaire et le peuple, assis en silence sur les bancs récemment installés, écoute attentivement. À Genève, il y avait un programme bien établi de sermons le dimanche aussi bien que chaque jour de semaine. Le corps des ministres s’applique avec assiduité au projet de transformer la piété du peuple en leur expliquant soigneusement la vérité divine exprimée dans l’Écriture. L’analyse passe ensuite à la pratique de la liturgie et à l’enseignement des membres de l’Église. En quoi consistait le culte du dimanche ? E. McKee examine les textes principaux utilisés chaque semaine – La forme des prières, le psautier, et le catéchisme – en ne négligeant pas la célébration de la Cène qui avait lieu quatre fois par an. Ce portrait du culte public est complété par l’examen des deux aspects de la liturgie qui marquaient les étapes fondamentales de la vie de chacun des fidèles : le baptême et le mariage. Ces deux événements étaient célébrés dans le contexte du prêche dominical en présence de la communauté toute entière. Une partie importante du livre est consacrée à la prédication et en particulier au rôle et à l’influence de Calvin dans cet aspect de la liturgie. Calvin était avant tout un ministre de la Parole de Dieu et annonçait quotidiennement au peuple la vérité contenue dans la Bible. Est-ce qu’il est possible de discerner son objectif à partir de ses sermons publiés, dont nous n’avons qu’une petite partie ? Ces sermons conservés sont-ils représentatifs ? Comment considérait-il les auditeurs ? Et comment les fidèles ont-ils réagi à sa prédication ?
Si le sermon représente le point central du culte public, il y avait aussi une dimension privée de la liturgie. Calvin a en effet encouragé le culte familial par lequel le père préside chaque soir une lecture d’un chapitre de l’Écriture, les prières et le chant de psaumes. Au-delà de la piété domestique au sein de la maisonnée, les pasteurs sont responsables d’un ministère pastoral auprès des malades et des mourants, pour les visiter et les conforter. Par contre, la tradition réformée est réputée pour son absence de rituels funéraires, mais E. McKee montre bien le soin pris par Calvin et d’autres pasteurs envers ceux qui approchent de la fin de vie. Afin d’illustrer le devoir d’un ministre à Genève au moment de la Réforme, elle suit étroitement les mouvements quotidiens de Calvin pendent un mois et établit le catalogue de ses activités présentant ainsi la journée typique d’un pasteur genevois. L’auteur termine son étude sur la théologie de Calvin et son application dans la vie liturgique à Genève par quelques brèves observations. Elle suggère que Calvin et les autres pasteurs genevois ont profondément restructuré le « temps liturgique ». La pratique cultuelle, solidement fondée sur la théologie de Calvin, est devenue fréquente et régulière. Le « faux service de la messe » disparaissait. La communauté se rassemblait régulièrement pour entendre la Parole de Dieu et célébrer la Cène – les deux marques d’une Église véritable. Le rythme de l’année liturgique changeait. Les fêtes des saints cédaient la place à la célébration de la Cène quatre fois par an. Le français remplaçait le latin comme langue liturgique. En somme, les transformations étaient ambitieuses et considérables.
À un texte proprement dit de 660 pages largement centré sur la dimension théologique des pratiques cultuelles, E. McKee a ajouté des annexes dont le contenu est plutôt orienté vers les intérêts des spécialistes d’histoire sociale. Ainsi, elle a inventorié les baptêmes des Églises de Saint-Pierre, Saint-Gervais et de La Magdeleine entre 1550 et 1564, ainsi que les mariages dans les mêmes Églises pour la même période. Elle a relevé la rotation des pasteurs dans ces différentes Églises, les baptêmes et les mariages célébrés par Calvin et ceux pour lesquels il servait de parrain, les sermons de Calvin selon l’ordre biblique, les sermons de Calvin publiés à l’époque, et quelques textes de prières pour la piété domestique ainsi que pour le ministère auprès des malades.
Bien que cette étude soit marquée par une singulière attention aux divers éléments du pastorat et du culte à Genève, elle privilégie les idées théologiques et activités pastorales de Calvin plus que celles du corps des ministres. Cependant, E. McKee fournit une interprétation de la liturgie dans son ensemble – de la prédication dominicale et l’administration des sacrements en passant par le chant des psaumes et le culte familial. Un sens aigu du caractère de la piété genevoise émerge de ses recherches. Ce livre, fondé sur une riche documentation, est incontestablement d’une très grande valeur.
Raymond Mentzer
Albert Gootjes, Claude Pajon (1626-1685) and the Academy of Saumur. The First Controversy over Grace, Leyde : Brill, 2014, 252 p.
Cet ouvrage reprend en partie la thèse soutenue par Albert Gootjes au Calvin Theological Seminary et consacrée à l’œuvre de Claude Pajon. Il est centré sur la première controverse autour des thèses de Claude Pajon durant les années 1660, lors de son élection à la troisième chaire de théologie de l’Académie de Saumur. Par la prise en compte d’un grand nombre de manuscrits, Albert Gootjes donne un éclairage renouvelé sur un théologien réformé méconnu de la deuxième moitié du xviie siècle. Cet anonymat relatif tient à ce que seuls trois écrits de Pajon furent publiés, deux œuvres de controverse anticatholique et son sermon devant le synode provincial d’Anjou, de Touraine et du Maine de 1665. Le reste de ses écrits, traités et lettres, n’a circulé qu’à l’état de manuscrits.
- Gootjes retrace les origines de la pensée de Pajon dans les deux premiers chapitres. Le point de départ est, pour lui, la nomination de l’Écossais James Cameron à l’Académie de Saumur. Bien que ce dernier ne reste que peu de temps en poste (1618-1621), il a une grande influence sur le triumvirat qui fait par la suite la renommée de l’institution : Louis Cappel (en poste de 1626 à 1657), Josué de La Place (de 1631 à 1655) et Moïse Amyraut (de 1626 à 1664). La doctrine de Saumur, élaborée par Cameron, cherche à réconcilier la prédestination et la liberté individuelle dans le contexte du synode de Dordrecht (1618-1619). Christ est mort pour que tous soient sauvés mais Dieu rend capables de croire – et donc d’être sauvés – les seuls élus. La conception caméronienne est donc qualifiée d’« universalisme hypothétique ». Le point de départ des controverses entourant Pajon est le rôle du Saint-Esprit dans la conversion. Les théologiens orthodoxes divisent la grâce en une « grâce objective » – l’annonce de l’Évangile destinée à tous – et une « grâce subjective » ou « immédiate » – l’action du Saint-Esprit qui agit sur l’intelligence et la volonté pour rendre l’homme capable de croire. Pour Cameron, la volonté suit toujours l’intelligence, ce qui a pour conséquence de limiter l’action du Saint-Esprit.
Issu d’une famille nobiliaire de Sologne, Claude Pajon fait ses études de théologie à Saumur jusqu’aux années 1647-1649, durant lesquelles il est familiarisé avec la doctrine de Cameron. Il devient pasteur et rejoint la communauté de Marchenoir (Loir-et-Cher) en 1650. Entre ces deux dates, aucune source n’indique clairement l’activité de Pajon. A. Gootjes croit déceler dans cet intermède une présence à Blois, auprès de son tuteur, le pasteur Paul Testard, dont la fille épouse Pajon en 1651. Testard fut lui-même élève de Cameron et développe l’idée que le Saint-Esprit n’agit immédiatement ni sur l’intelligence, ni sur la volonté mais seulement à travers la prédication de l’Évangile. En réfutant la grâce immédiate, il défend une vision plus optimiste de l’humain, dont les facultés à faire le bien ont été polluées par la chute mais non détruites. Testard justifie sa position par les discussions qu’il aurait eues en privé avec Cameron à Saumur.
Albert Gootjes montre ensuite comment Claude Pajon adopte la pensée de son beau-père, notamment dans son ouvrage De natura efficacis gratiae ad amicum dissertatio au début des années 1660, œuvre revue et corrigée plusieurs fois jusqu’à la fin des années 1670. Pajon nie aux caméroniens modérés, tels Amyraut et ses collègues de Saumur, la possibilité d’expliquer comment se combinent la grâce objective et la grâce immédiate dans la conversion. Il en profite par ailleurs pour défendre Testard contre Amyraut, sans les citer nommément. Pajon ajoute que la Bible n’attribue rien de plus au Saint-Esprit dans la conversion qu’elle ne donne à la Parole qui « illumine l’Esprit » (Psaume 19.9), « éclaire les yeux » (Actes 26.18), « sanctifie le cœur » (Jean 17.17), « régénère l’homme » (Jacques 1.18, 1 Pierre 1.23) et « agit avec efficacité en lui » (1 The 2.13). Il reprend l’idée que les facultés n’ayant pas été détruites, il n’y a pas besoin d’une action du Saint-Esprit pour restaurer l’homme en dehors de celle qui a lieu lors de la prédication de l’Évangile. À cette époque, la controverse catholique assimile la doctrine de la grâce immédiate des réformés aux conceptions sur le Saint-Esprit des enthousiastes, disciples de Caspar Schwenckfeld, ou des anabaptistes. Pajon, très sensible à ce type d’argument, développe une conception plus rationaliste, afin de marquer une distance avec ces théologies protestantes plus radicales.
Au milieu des années 1660, l’Académie de Saumur sort affaiblie des oppositions entre le parti de Moïse Amyraut et celui d’Isaac d’Huisseau, lesquels s’affrontent pour la nomination de chaque nouveau professeur. À travers l’épisode la restauration de la troisième chaire de théologie, Albert Gootjes insiste sur le souhait des autorités académiques de renouveler l’institution (chapitre 5). Dans le sermon prononcé pour sa nomination devant le synode d’Anjou (1665), Pajon tente de résoudre l’opposition entre la souveraineté divine et la responsabilité humaine. Il développe sa vision de l’action du Saint-Esprit dans la conversion développée dans De natura, sans jamais remettre en cause ouvertement la grâce immédiate. En effet, très peu de délégués synodaux ont eu connaissance de l’aboutissement de sa doctrine. Le De natura n’a été envoyé qu’à trois ou quatre amis, auxquels Pajon a demandé de ne pas diffuser le contenu. Paul de La Fons en a pourtant transmis une réfutation à Jacques Guyraut, pasteur à Loudun. Tant que Pajon reste pasteur, les quelques détracteurs qui connaissent ses positions acceptent cet état de fait.
La première controverse éclate au moment où le synode d’Anjou choisit Pajon pour la troisième chaire de théologie de l’académie. Le risque est maintenant trop grand qu’il n’utilise cette position pour répandre ses idées. Pajon rédige bien une réfutation des arguments de Paul de La Fons destinée à Guyraut et aux autres pasteurs de Loudun, expliquant que ces derniers n’avaient eu accès à ses travaux qu’à travers une source de deuxième main. Mais cela ne calme pas l’opposition qui condamne cette conception moins pessimiste sur la dépravation du genre humain, ce qui vaut à Pajon d’être accusé de pélagianisme et d’arminianisme. Claude Pajon répond dans le Traité de l’opération de Dieu en la conversion de l’homme (1666). Il dit s’inscrire dans les critères du synode de Dordrecht selon lequel le péché originel atteint à la fois l’intelligence et la volonté. Cette controverse se distingue de la polémique à laquelle Amyraut et Testard avaient dû faire face deux décennies plus tôt. Pour ces derniers, l’opposition venait des théologiens orthodoxes. En niant la grâce immédiate, Pajon, caméronien radical, doit, quant à lui, faire face aux caméroniens modérés. Il n’est donc pas étonnant que notre théologien cite l’Écossais comme figure d’autorité dans ce débat plutôt que Paul Testard.
Dans le sixième chapitre, A. Gootjes analyse comment Claude Pajon doit se défendre des accusations portées contre lui lors des synodes provinciaux de 1666 et de 1667. Les paroisses de Loudun et de Preuilly-sur-Claise reçoivent, en 1667, un fort soutien des délégués de Bretagne et du Poitou. Au bout de quatre jours d’opposition entre les deux partis, Pajon est acquitté. Il peut reprendre ses fonctions, et le synode suivant est chargé d’examiner sa pleine installation dans la chaire de théologie. Ses détracteurs souhaitant faire appel, Pajon juge qu’il est dans l’intérêt financier de l’académie d’accepter la demande de la paroisse d’Orléans où il sert de 1668 jusqu’à sa mort, survenue en 1685.
Albert Gootjes consacre le chapitre suivant à la condamnation de la doctrine de Pajon par plusieurs synodes provinciaux, dont celui d’Anjou, et les conseils des académies de Sedan et Saumur, en 1677. Trois facteurs expliquent cette série de décisions. Le premier est la disparition des membres du conseil de l’académie qui l’avaient soutenu en 1667, tel d’Huisseau. À cela s’ajoute le développement de la pensée de Pajon, dans les années 1670. À cette époque, le théologien en arrive à nier le concours immédiat de la providence divine dans la conversion. Ce dernier point semble avoir motivé le changement d’attitude de Pierre Jurieu et de Jean Claude à l’égard de Pajon. À cela s’ajoutent les menaces financières de certaines provinces. Pour l’académie, la condamnation des thèses de Pajon en 1677 a pour avantage, à la différence de 1667, de ne pas entraîner l’exclusion de l’un de ses professeurs. Ainsi, le synode qui l’a acquitté en 1667, le condamne une décennie plus tard.
L’ouvrage d’Albert Gootjes se termine par un utile index et par deux annexes. La première présente une liste des œuvres de Claude Pajon et des réfutations de Jacques Guyraut dans les années 1660. La seconde transcrit un extrait de la correspondance Pajon conservée dans la collection Charles Le Cène. Au total, A. Gootjes nous offre un ouvrage de référence sur la pensée de Claude Pajon et comble une lacune dans l’histoire de la théologie réformée du xviie siècle. Le renouvellement de l’étude des dernières décennies de l’Académie de Saumur se confirme. Ainsi, Thomas Guillemin a soutenu, en 2015, à l’Université d’Angers, une thèse consacrée au neveu et disciple de Pajon, Isaac Papin (1657-1709). Itinéraire d’un humaniste réformé, de l’École de Saumur au jansénisme. Tous ces travaux nous permettent d’envisager l’histoire de la prestigieuse académie angevine dans sa globalité, au-delà de l’âge d’or lié au triumvirat et jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes.
Steve Deboos
Mickaël Augeron, Didier Poton et Bertrand Van Ruymbeke (dir.), Les Huguenots et l’Atlantique. Fidélités, racines et mémoires, préface de Jean-Pierre Poussou, Paris : Les Indes savantes, 2012, 516 p.
Comme le t. I dont nous avons rendu compte ici, ce second volume est riche d’une belle iconographie, tableaux, cartes anciennes aux dessins poétiques, photos de maisons, de temples, de monuments commémoratifs, etc. Il comprend aussi de nombreuses biographies qui, imprimées sur fond bleu, s’intercalent dans le texte et le complètent. Soixante-neuf auteurs, universitaires, archivistes, de sept pays différents, ont contribué à cet ouvrage et il est donc impossible de les citer. Les débuts de la période traitée vont du milieu du xvie siècle ou de la Révocation selon les lieux, aux années 1940 ou à aujourd’hui, selon le sujet envisagé. Quant à l’aire géographique, disons que de part et d’autre de l’Atlantique, elle va de Stockholm au Cap, du Québec au Brésil.
Si le t. I avait un axe fondamental, la dispersion des huguenots autour de l’Atlantique, le t. II développe essentiellement trois points de vue : le Refuge en l’espace atlantique ; le protestantisme dans les pays de départ ; la mémoire aujourd’hui de cette migration.
Parmi les pays cités, les treize colonies puis les États-Unis sont de loin les plus étudiés, plus de quinze chapitres – qui n’évitent pas parfois les redites –, alors qu’ils n’ont reçu ( jusqu’au milieu du xviiie siècle,) que 3 500 à 4 000 réfugiés. L’Irlande a aussi droit à un chapitre, mais il n’y a pas de texte sur la Grande-Bretagne qui en aurait accueilli 60 000, ni sur Londres et ses soixante lieux de culte français, pas plus dans le t. I que dans celui-ci. Serait-ce parce que très vite les huguenots se sont fondus dans la population ? Mais dans les treize colonies aussi… Effectivement, la Nouvelle-Angleterre et la Caroline du Sud ont été les premiers lieux d’accueil, avec New York (environ 800 émigrés). Cette migration est individuelle ou familiale ; il s’agit le plus souvent de jeunes célibataires qui n’ont pas craint les dangers de la traversée et de la vie coloniale. La plupart viennent de la façade ouest de la France. Au nord, ils vont travailler dans le commerce, l’artisanat et les constructions navales. À Boston, c’est dès le milieu du xviie que des huguenots s’installent. En 1682, une journée de jeûne public et de prière est proclamée pour soutenir les réformés français ; les collectes sont destinées aux nouveaux arrivés. Au sud, en Caroline (Charleston), ils participent à l’économie de plantation, et ont quelquefois des esclaves. Certains comme les Jay réaliseront une belle ascension sociale et politique. L’éparpillement géographique des huguenots va accélérer leur assimilation qui se fait par mariage et par adoption du culte dominant localement, l’Église établie ou une autre, puisque l’Église d’Angleterre laisse aux colonies la liberté religieuse. De plus, au xviiie siècle, il est très difficile de recruter un pasteur réformé. Aussi, dès la deuxième génération, l’identité huguenote semble entièrement dissoute. On le constate également à New York. Les premiers arrivés sont des Wallons et des Hollandais, puis s’installent les huguenots qui se répartissent dans les quatre implantations qui, plus tard, formeront New York : Manhattan, New Rochelle, Staten Island et, plus loin au nord-ouest, New Platz (car certains huguenots étaient d’abord passés par le Palatinat). C’est d’ailleurs à Manhattan qu’est toujours l’Église française du Saint Esprit, dans la Soixantième rue, et qui, depuis ces premiers temps, a été reconstruite sept fois. Un de ses premiers pasteurs (Peiret, 1688-1704) venait d’Osse-en-Aspe avec son ami charpentier, Jean Latourette, qui a dû déjà agrandir le temple trop petit. Ces quatre établissements qui allaient former New York ont évolué différemment d’un point de vue religieux.
En Irlande, les Français (8 à 10 000) sont une minorité dans une minorité, celle des protestants en terre catholique. Néanmoins, en 1715, il y a quatre Églises françaises à Dublin. Le Refuge en Europe du Nord n’est vu que par les parcours de quatre grands négociants entre Hambourg et Stockholm. On peut se demander pourquoi le Danemark, dans ce tableau, est oublié. Il a reçu environ 5 000 réfugiés ; il est le premier pays luthérien qui ait accepté le culte réformé (1689, soit soixante ans avant la Suède) ; l’aumônier de la reine, Jean de la Placette venait du Béarn ; une ville Federicia a été destinée aux réfugiés, avec son propre temple ; enfin le Danemark tenait une place importante dans le commerce nord-européen, s’étendant du Cap Nord à Altona, et dans le commerce triangulaire atlantique par ses possessions en Gold Coast et dans les îles à sucre. Un négociant comme Frédéric de Coninck, petit-fils de Rapin de Thoyras, conseiller d’État, ancien influent dans l’Église réformée de Copenhague, est aussi le premier armateur du pays. Il n’est pas cité. Le Danemark est pourtant un exemple intéressant du Refuge.
L’installation des huguenots, entre 50 et 60 000 dans les Provinces Unies, n’est vue que dans le cadre de leurs colonies américaines, le Surinam, les îles à sucre, et des comptoirs au Brésil. Des huguenots (on ignore combien), n’ayant pas trouvé leur place aux Pays-Bas, s’y sont installés, marchands, planteurs, médecins, et, à Paramaribo, ils ont conservé leur propre Église jusqu’en 1783. Mais les documents manquent pour pouvoir estimer la place que ces réfugiés français ont tenue dans l’essor commercial de ces possessions. C’est aussi une émigration en deuxième tentative qui se fait en Afrique du Sud. Mais ici, les documents sont nombreux et même si ces huguenots n’ont été qu’environ 300, dans l’onomastique, la toponymie, ils ont laissé une trace importante. Ceux qui ont été envoyés n’étaient pas des indigents, ils avaient été choisis : des vignerons, des distillateurs ; un pasteur français, Pierre Simond, les accompagnait. Le premier bateau est arrivé au Cap à la fin de 1687, et d’autres ont suivi. En 1702, on compte environ 229 huguenots. Ils ont été aidés dans leur installation ; on leur a fourni outils, bétail, argent, mais ils devaient rendre la terre cultivable. Certains y réussirent ; d’autres au bout de cinq ans retournèrent dans les Provinces Unies.
Et de ce côté-ci de l’Atlantique, que sont devenus les rivages et les terres protestantes d’où étaient partis tant d’émigrés ? Depuis l’édit dit « de tolérance » et surtout les Articles organiques, on a assisté à la lente réintégration des protestants dans la communauté nationale. Ainsi ouvre-t-on à Bordeaux, pour eux, en 1827, un cimetière et y construit-on, en 1835, le grand temple des Chartons. Leurs œuvres se multiplient. Dans le domaine économique, ce n’est pas un retour que l’on constate, car les protestants ont été toujours présents, même avant 1787, mais une diversification de leurs activités. Il ne s’agit plus seulement du grand négoce et du vignoble, mais d’investissements dans les banques, l’immobilier, l’équipement public, et, à partir de là, dans la vie politique : entre Sèvre et Gironde, les protestants sont surreprésentés dans les municipalités et la députation. Il en est de même au Havre qui reste le grand port d’importation du coton, à 80 % américain, fournissant l’Alsace, la Suisse et les indiennages protestants haut-normands. Des maisons de commerce se spécialisent et entretiennent des relations étroites avec la Haute-Banque, essentiellement protestante, pour faciliter les paiements aux États-Unis. On assiste à un renouvellement des élites havraises par l’arrivée de nouveaux entrepreneurs protestants comme Delaroche, de Coninck, Monod frères, etc. À la fin du siècle, sur 300 négociants et industriels, il y a 117 protestants, dont 83 nés à l’étranger. On voit de même s’installer une colonie étrangère protestante (hollandaise, prussienne, anglaise) à Nantes et Lorient, à laquelle on peut ajouter la villégiature balnéaire des Anglais pour qui l’on construit des chapelles. Les réformés fournissent maires et députés, même dans les régions où ils sont minoritaires. À Nantes, un maire sur deux est protestant. Au Havre, c’est bien sûr Jules Siegfried et sa politique municipale si dynamique, que l’on peut évoquer ; à La Rochelle, c’est la famille Delmas : la compagnie de navigation Delmas Frères, puis Delmas-Vieljeux à partir de 1919, prend un essor considérable, essor un temps brisé par la guerre. La Compagnie perd les 2/3 de ses navires, le maire de La Rochelle (1930-1940), Léonce Vieljeux est déporté et fusillé pour fait de résistance, comme son petit fils le pasteur Yann Roullet, et plusieurs cadres de l’entreprise. Les nouvelles conditions de la mondialisation ont amené cet armement familial centenaire à passer aujourd’hui sous un autre pavillon.
Mais le protestantisme ne se limite pas à la côte. L’influence du Réveil amène une nouvelle évangélisation, notamment de la part des méthodistes. De nouveaux lieux de culte s’ouvrent dans les campagnes, alors que dans les villes portuaires, comme Saint-Nazaire, c’est la Mission populaire évangélique qui s’installe. On remarque que depuis la fin du xviiie siècle, on est en présence d’un nouveau protestantisme, non plus sur la défensive mais reprenant sa marche en avant par l’évangélisation. Le Réveil est aussi un réveil de la conscience missionnaire et l’Afrique devient un champ d’expérimentation. Le protestantisme français a créé lui-même trois Églises : Sénégal, Lesotho, Haut-Zambèze. Il a aussi pris la relève de plusieurs missions étrangères fondées dans des territoires passés sous domination française. Beaucoup de ces missionnaires ont lutté contre l’esclavage et la traite. D’autres se sont occupés de campagnes d’alphabétisation. On a là une autre forme de diaspora huguenote. Sinon, chez ceux qui traversent l’Atlantique au xixe siècle (comme dans l’émigration basco-béarnaise vers l’Amérique du sud), les raisons en sont essentiellement économiques et non religieuses, même si parmi eux on trouve quelques protestants.
La mémoire de ces migrations transatlantiques a beaucoup évolué en fonction du contexte local et du regard que les populations portent à leur propre histoire. Les deux exemples les plus significatifs et les plus développés dans ce livre sont celui des États-Unis et celui de l’Afrique du Sud. Aux États-Unis, on a d’abord célébré le melting pot, l’assimilation rapide des huguenots, pionniers qui ont contribué, comme les Pilgrins Fathers à la création d’une nation d’exception. Puis, on a considéré que leur migration n’était pas différente de celles que le pays connaissait ; ils étaient répertoriés French, sans le côté épique de leur histoire. Mais, au moment du centenaire de la nation (1876), une certaine fièvre nationaliste a saisi le pays, des Sociétés historiques, généalogiques, ont été créées et le Refuge des huguenots a commencé à être étudié comme une migration transatlantique à part entière, de plus en plus mise en valeur. Cela a conduit à préserver le patrimoine huguenot, dans ses constructions et ses archives, à publier des papiers familiaux. Une des composantes du discours mémoriel ethnocentrique perdure aujourd’hui : les protestants sont les meilleurs des Français – un peuple élu en quelque sorte – ; ils ont transmis à leurs descendants leurs vertus, leur foi calviniste et ses attributs, l’amour du travail et de la tolérance, le sens du progrès et des affaires. On retrouve le même discours en Angleterre. Il s’agit donc là d’une sorte d’aristocratie. Il est très chic et recherché d’avoir des ancêtres huguenots. On assiste à un mouvement inverse de celui du xviiie siècle quand les huguenots anglicisaient leur nom, quand de La Noye devenait Delano ; aujourd’hui, certaines familles francisent leur nom de famille, quand d’autres s’inventent de belles généalogies ! Sans compter les mythes, tel celui de Davy Crockett, que certains ont fait naître à Montauban…
En Afrique du Sud, on estime à environ 300 le nombre de huguenots installés. Malgré ce si faible nombre, ils eurent une influence considérable qui, même si elle a été instrumentalisée au xxe siècle, est indéniable. Si, à cause de ce faible nombre de Français, la langue disparut très vite, les noms de personnes et de lieux ont subsisté. De plus, c’est au pasteur Paul Roux que l’Afrique du Sud doit le premier catéchisme utilisé, et au pasteur Pierre Simond la première œuvre littéraire et théologique, Veillées africaines, une version rimée des Psaumes (1699). Certes, l’histoire huguenote a servi, un certain temps, à structurer le nationalisme afrikander et à justifier la politique de l’apartheid. À partir des années 1930, on assiste à une politique d’huguenotisation qui se manifeste par des célébrations officielles, l’érection d’un grand monument (1948), la création d’une Société huguenote (1953), d’un musée (1967), le haut-lieu de commémoration étant Franschhoek. Aujourd’hui, le fait huguenot tend à se diluer dans le fait français pour élargir le tourisme. Les auberges portent des noms français, tout comme un grand nombre de propriétés viticoles ; on insiste sur les cépages français, la culture de la vigne ayant été introduite par les huguenots. Mais aussi on célèbre le Bastille Day avec drapeaux tricolores. Là comme dans d’autres pays, le marketing n’est pas loin…
Dans un grand nombre de pays existent des Sociétés huguenotes, la plus ancienne étant celle de Grande-Bretagne (1855). On en trouve dans plusieurs pays européens du Refuge et dans les dominions anglais. La National Huguenot Society of America a des ramifications dans plusieurs États. Ces sociétés ont le mérite d’entretenir, de mettre en valeur le patrimoine, mais elles sont accusées d’être fermées et réservées à une élite cultivée. À leur côté, sont apparues d’autres associations d’essence familiale surtout, à partir d’un ancêtre commun. Le web leur permet d’élargir leur rayon d’action. En France, c’est le Comité des amitiés françaises à l’étranger, devenu « Amitiés huguenotes internationales », qui fait le lien. Depuis 1967, il a organisé dix-sept réunions internationales de descendants de huguenots qui visitent différentes régions de France. Son Bulletin donne des nouvelles de ces Sociétés et des expositions qui sont présentées dans les musées du protestantisme à travers le monde. Ce désir de retrouver ses racines françaises s’est manifesté dès le xixe siècle. Et la région la plus représentative n’est-elle pas les Cévennes, dont l’histoire, les paysages, attirent depuis des décennies des protestants européens ? Les premiers avaient lu des récits de voyageurs écossais, parmi lesquels Stevenson (et son âne) est le plus connu. Depuis, c’est le désir de visiter la région et le Musée du Désert, de partager une mémoire commune, de retrouver d’hypothétiques – ou de bien authentiques – « cousins » qui amène chaque année un tourisme de mémoire et rend internationale la réunion du premier dimanche de septembre. C’est ce qu’avec humour Patrick Cabanel appelle un « sionisme cévenol ».
Cette mémoire du Refuge est fédératrice à l’échelle internationale. Elle correspond à un désir de retrouver ses racines, de tisser des liens humains, familiaux peut-être, dans un temps de mondialisation. Porter une croix huguenote devient alors un manifeste identitaire.
Gabrielle Cadier-Rey
Jules-Philippe Guiton, Je serai fusillé, Journal d’un pacifiste chrétien, préface de Patrick Cabanel, Maisons-Laffitte : Ampelos, 2016, 92 p.
Jules-Philippe Guiton, né en 1885 dans une famille méthodiste, est au Lesotho comme missionnaire quand la guerre l’appelle. Il laisse là-bas sa femme et ses deux enfants qui le rejoindront plus tard. Il avait demandé de servir comme brancardier, mais comme cela lui a été refusé, il est fantassin. Comme sergent, bien que pacifiste, il suit exactement ses obligations. Le regard qu’il porte sur la guerre est doublement extérieur, parce qu’il vient du Lesotho, et comme croyant. Dans son Journal, il a des annotations très justes sur la guerre. Il remarque ainsi que, en temps de guerre, le soldat se considère comme affranchi des règles de morale habituelle : il pille, détruit, trafique… Guiton juge aussi sévèrement les journaux protestants qui ne se démarquent pas du « bourrage de crâne » de la grande presse ; il est très choqué par celle (notamment catholique) qui fait du Poilu un miles Christi. Outré il écrit – en vain – à divers pasteurs et aumôniers. Certaines de ces lettres sont publiées en annexe.
Son attitude peut être comparée à celle de Norton Cru : comment parler de la guerre sans l’avoir faite ? Très vite il va se trouver devant un dilemme : comment servir deux maîtres, la patrie et le Christ ? Un temps, il se fixe une ligne de conduite : « comme sergent fais ce que l’on attend d’un sergent, comme individu, ne fais rien que ton Maître puisse désavouer. » Le conflit va se produire quand, ayant surmonté ses hésitations, et fortifié par la parabole du bon Samaritain, il sort des lignes françaises pour y ramener un blessé allemand – qui d’ailleurs mourra bientôt. Enfin, il a accompli un geste pour le Maître ! Mais justement, puisque c’était un geste gratuit, il refuse de décrire le poste allemand qu’il a vu, ne voulant pas mêler les deux plans. Et puis, de lui-même, il décide de ne plus combattre et aide les brancardiers. Il est menacé du Conseil de Guerre – d’où le titre – ce qu’il accepte plutôt facilement puisque désormais il ne se sent plus tiraillé entre deux exigences. Il est d’autant plus déterminé dans son attitude de refus qu’il est convaincu que c’est Dieu qui le conduit. Il aurait pu être fusillé. L’armée préfère l’évacuer dans un hôpital psychiatrique.
Réformé en novembre 1915, rendu à sa famille, il meurt de tuberculose deux ans plus tard. Dans sa préface, Patrick Cabanel replace ce parcours atypique dans le mouvement du pacifisme chrétien dont on a quelques autres exemples, mais moins radicaux.
Gabrielle Cadier-Rey
Vient de paraître
Frank Lestringant, Jean de Léry, ou l’invention du sauvage. Essai sur l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil [Nouvelle édition], Paris : Classiques Garnier, 2016, 333 p.
La carrière de Jean de Léry, cordonnier bourguignon devenu, après le détour du Brésil et bien des aventures, « prédicant » austère et calviniste intransigeant, est bien connue aujourd’hui. Il est surtout l’auteur de deux ouvrages, l’Histoire mémorable de la ville de Sancerre, publiée à l’issue du siège tragique déclenchée à la suite de la Saint-Barthélemy et qui s’achève par un épisode de cannibalisme, et l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, qui est son chef-d’œuvre, et qui connaît cinq éditions successives et constamment augmentées sur une quarantaine d’années (1578-1613).
Léry condamne, fulmine et déclare inexcusables les Indiens sans écriture aussi bien que ses coreligionnaires oublieux de l’Alliance. Mais l’instant d’après, il regarde, écoute et décrit passionnément. Il est fasciné par la beauté native des Indiennes ou par la mélopée des danseurs chantant la naissance du monde. Il se souvient du temps trop court où l’Histoire paraissait suspendue dans sa course à l’abîme. L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil est le récit d’un témoin dédoublé, témoin intransigeant de la Parole d’une part, et en même temps, et contradictoirement, témoin amoureux d’un monde auquel il n’était pas préparé et au milieu duquel, l’espace d’un an, il s’est trouvé de plain-pied. La réussite du livre tient à la tension entre ces deux points de vue. Jamais l’imprécateur et prophète ne l’emporte sur l’observateur, et l’ire de l’homme de Dieu passée, c’est le retour à la sérénité de la description curieuse et complice.
D’abord publié en 1999, réédité sous une forme augmentée en 2005, cet essai est aujourd’hui complété par l’ajout de deux chapitres, l’un sur « l’histoire morale du Brésil d’après les chapitres xiv à xvi de l’Histoire d’un voyage », l’autre sur « Léry l’Africain ou Jean Léon au Brésil ». Le premier est l’étude littéraire du triptyque anthropologique et belliciste des Tupinamba du Brésil. Commençant par évoquer la société des Indiens, il est tout de suite question de leurs guerres, que Léry admire, tout en les déplorant, conclues par la capture de prisonniers, sacrifiés ensuite à la mémoire des défunts et aussitôt dévorés en de fabuleuses repaissailles. Le second chapitre concerne les « allongeails » de la quatrième édition, celle de 1599, qui ajoute au Brésil le témoignage de Jean Léon l’Africain sur l’Afrique du Nord.
Quels rapports entre le Brésil et le Maghreb ? demandera-t-on. – Multiples, innombrables sur le plan anthropologique, répond Léry. L’humanité est profondément une et infiniment diversifiée dans ses usages, ses manières de faire et de dire, et ses croyances. Preuve en est le parallèle convergent des analyses et des faits rapportés, de l’Atlas à la forêt amazonienne. En conclusion, l’humanité est décidément une et indivisible, conformément à l’enseignement des Écritures. Intransigeant, Léry rappelle la vérité reçue, à une époque où Giordano Bruno, par exemple, envisage avec jubilation la probabilité d’autres mondes possibles.
Le récit de voyage rejoint en définitive la cosmographie ou description de la totalité du monde. Léry avait pourtant commencé par s’en prendre à André Thevet, qui se proclamait « premier cosmographe » des rois de France et prétendait avoir tout vu et donc pouvoir tout décrire. Comme Montaigne peu après lui, Léry proclamait les mérites de la topographie, ou vue rapprochée sur les choses, la seule pertinente à ses yeux. Vingt ans plus tard, voilà que son horizon et ses connaissances s’élargissent à la totalité. L’ouverture sur les autres régions du monde, dont le Maghreb de Jean Léon l’Africain et la Virginie de Sir Walter Raleigh, permet à l’Histoire singulière, au sens de témoignage, de s’élargir à l’ensemble des terres connues et à découvrir. Léry n’est plus, à ce moment, le spectateur nostalgique et fasciné d’un Éden perdu, mais le témoin jubilatoire d’un monde, sinon en expansion, du moins en cours de découverte et d’exploration. L’échec de la France Antarctique du Brésil est compensé par les avancées de l’Angleterre et bientôt de la Hollande en Amérique du Nord. Le protestant Léry ne peut être indifférent à cette revanche prévisible de l’histoire.
Jean de Léry ou l’invention du sauvage comporte quatre volets : « l’Invention du récit de voyage », traitant de la genèse du livre et d’un genre ; « l’Invention du sauvage », au carrefour de la théologie et de l’ethnographie ; « Résonances », replaçant l’œuvre dans la littérature de la Renaissance, et plus largement dans la littérature universelle, entre les Psaumes traduits par Marot et Théodore de Bèze, et l’œuvre, tout à la fois appréciée et exécrée, de François Rabelais, citée à plusieurs reprises par Léry ; « Léry après Léry », qui évoque l’actualité de ce texte fondateur, à travers les commentaires de Claude Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, et de Michel de Certeau, dans L’Écriture de l’histoire.
S’ajoutent à cette troisième édition une biographie retouchée de Léry, enrichie de plusieurs pièces d’archives inédites. On y voit Léry devenu non seulement prosateur de talent, mais poète à ses heures, composant pour son coreligionnaire Benoît Alizet, perclus de rhumatismes et de douleurs, des sonnets consolateurs. Tout se termine, en ferme espérance, par « la glorification des enfants de Dieu ».
Frank Lestringant