Denis Bjaï et François Rouget (éd.), Les poètes français de la Renaissance et leurs « libraires ». Actes du Colloque international de l’Université d’Orléans (5-7 juin 2013), Genève : Droz, Cahiers d’Humanisme et Renaissance, vol. 122, 2015, 549 p.
Les vingt et une communications de ce colloque consacré aux relations entre poètes et imprimeurs éclairent d’un jour nouveau la question des pratiques éditoriales à la Renaissance française. Partant de la notion de privilège d’auteur, elles retracent la normalisation progressive de la conception que l’on se fait du livre et des règles qui définissent le partage des rôles dans la diffusion et la régulation des stratégies éditoriales. L’apparition du privilège à un moment où le développement de l’imprimerie se généralise dans l’espace français est un phénomène d’autant plus intéressant à observer qu’elle assigne au livre des objectifs culturels particulièrement ambitieux. Animés d’une commune passion pour l’objet imprimé, poètes et libraires livrent un combat pour la défense de la littérature, au sein de laquelle la poésie est investie du pouvoir de doter la France d’une supériorité artistique, dont les poètes de la Pléiade portent le flambeau.
Si, juridiquement, le privilège a pour fonction de garantir la protection économique de la propriété intellectuelle, il possède sur le plan symbolique des prérogatives, dont le potentiel excède de loin les seules règles du partage contractuel. À cet égard, il faut savoir gré à Denis Bjaï et à François Rouget d’avoir inscrit cette problématique au cœur de ces Actes, auxquels la première contribution fournit le cadre de réflexion générale qui prend appui sur les exemples emblématiques de Pierre Gringore, Jean Lemaire de Belges et Jean Bouchet (contribution de Michèle Clément). Au nombre des motivations du désir d’éditer se situe une logique carriériste que partage l’ensemble des acteurs du livre et que seule une idée angélique de la production littéraire peut méconnaître : parvenir par la reconnaissance du talent reste le rêve, avoué ou non, de l’écrivain protestant ou catholique à une époque où l’écriture dépend organiquement des bienfaits des mécènes, des largesses des puissants et de la munificence royale. L’idée de gloire littéraire et les rétributions honorifiques, parfois substantielles, qu’elle entraîne, fait partie intégrante de la profession, comme c’est le cas de la carrière d’Auger Gaillard, dont l’itinéraire poétique se définit par la recherche de l’assentiment public (Christine Bénévent). C’est ce que confirme aussi l’exemple de Charles Fontaine qui, avec le concours de ses éditeurs François Juste, Jean de Tournes et Guillaume Rouillé, organise la conquête ambitieuse de l’opinion (Elise Rajchenbach-Teller). Les modifications répétées que le magistrat de Toul, Alphonse de Rambervilliers, apporte à ses Dévots élancements du poète chrétien correspondent aux mêmes exigences (Alain Cullière). Montaigne, enfin, ne déroge pas à la règle, en éditant les œuvres de La Boétie chez Fédéric Morel et en choisissant des dédicataires triés sur le volet en la personne de l’influent diplomate Louis de Saint-Gelais, Henri de Mesmes, éminent lettré, et de Paul de Foix, ambassadeur à Venise, dont les noms servent de caution au succès espéré du livre (Philippe Desan).
Parallèlement à ces ambitions carriéristes, somme toute légitimes, le colloque jette à juste titre la lumière sur des aspects esthétiques et culturels, dont la synergie entre poètes et imprimeurs exploite l’ensemble des ressources typographiques de l’imprimerie. De nos jours encore, les bibliophiles sont sensibles à l’élégance des mises en page, à l’attrait des péritextes et à la beauté des caractères qui concourent à la perfection d’œuvres hautement appréciées (Isabelle Pantin). L’exemple de Ronsard et de Baïf, toujours très soucieux l’un et l’autre de la présentation matérielle de leurs recueils, offre une illustration parfaite du savoir-faire de Maurice de La Porte, leur éditeur. La beauté des exemplaires, la délicatesse de l’ornementation, l’exécution artistique des médaillons, l’agrément des bandeaux et le raffinement des lettrines témoignent à cet égard du soin apporté à l’aspect esthétique du livre (Geneviève Guilleminot-Chrétien). En éditant les poésies d’Anacréon chez Henri Estienne, Ronsard manifeste encore sa passion pour l’apparat typographique et la somptuosité des pièces liminaires à même de restituer la grâce amoureuse du chantre de l’Eros grec (Daniel Ménager). Guillaume Du Mayne lui emboîte le pas, en publiant ses poésies chez Michel de Vascosan et Fédéric Morel, dans l’espoir de combler l’attente d’un public acquis à la langue vernaculaire et aux nouveautés formelles (Michel Magnien).
D’autre part, la stratégie gagnante de la promotion poétique passe aussi par le lancement, non moins nécessaire, d’initiatives éditoriales programmées par les libraires du Palais à Paris et de leurs auteurs à succès (Jean Balsamo). Elle bénéficie également de la diffusion d’œuvres prometteuses de minores, pour la plupart des étudiants désireux d’imposer leur nom. L’atelier parisien de Denis Du Pré fédère ainsi une pépinière de jeunes auteurs désireux de se faire connaître (Nicolas Ducimetière), tandis que l’officine du Lyonnais Jean de Tournes consacre ses activités, dans le même esprit, à l’édition de grandes poétesses, telles Pernette Du Guillet, Louise Labé, Jeanne Gaillarde et Isabelle Sforza (Mireille Huchon). Un phénomène semblable se rencontre chez Jacques de Sireulde et le Trésor immortel qui cherche à séduire le public par la portée encyclopédique du poème (Anne Réach-Ngo). Les motivations politiques et religieuses sont un autre facteur de conquête, conscients que sont les gens du livre des pouvoirs de l’écrit sur l’opinion. À cet égard, Philippe Desportes s’entend à publier en fonction de critères qui le conduisent successivement de l’atelier parisien de Robert Estienne à l’officine rouennaise de Raphaël Du Petit-Val, évolution caractéristique de la trajectoire littéraire (et religieuse) du poète profane à ses débuts vers son engagement ultérieur aux côtés de la Ligue (François Rouget). Etienne Jodelle emprunte un itinéraire comparable en faveur de sa conception des Lettres en passant des presses d’André Wechel aux ateliers d’Étienne Groulleau (Emmanuel Buron), tout comme le Caennais Jean Rouxel qui monopolise les compétences de l’hébraïsant Antoine Le Chevalier et de l’éditeur Pierre Philippe pour assurer le succès de ses Lamentations (John Nassichuk). Mais c’est avec l’Adolescence Clémentine de Marot que l’ajustement au public rencontre sa forme accomplie, grâce à la souplesse que le Quercynois met à l’adaptation de son œuvre aux exigences d’un public fluctuant. Mû par une véritable « conscience d’auteur », le poète gravement compromis pour délit d’hérésie offre au connétable de Montmorency une version manuscrite de son œuvre qu’il a auparavant scrupuleusement purgé des passages évangéliques compromettants, assoupli la critique du catholicisme et reconfiguré le contenu pour ne pas froisser son puissant dédicataire (François Rigolot).
En ce qui concerne les professionnels protestants du livre et leurs poètes, la situation correspond en gros à celle de leurs homologues catholiques. Leurs objectifs et leurs stratégies ne diffèrent guère dans la production massive qu’il diffuse à partir de leurs bastions de l’Ouest et du Sud-Ouest. De grands noms d’imprimeurs (Berton, Portau, Haultin…) assurent l’essentiel de la littérature spirituelle émanant des plumes de Du Plessis-Mornay, Jean de L’Espine, Pierre Du Moulin (Véronique Ferrer). Avec les guerres civiles, leur rôle se radicalise en faveur de la « Muse chrétienne » et la défense de la foi, telle que l’illustre la carrière d’Éloi Gibier, un des meilleurs exemples de la diffusion de la propagande confessionnelle étroitement ajustée aux exigences politico-religieuses du Parti (Denis Bjaï). Théodore de Bèze reste fidèle, vaille que vaille, à ses éditeurs Henri Estienne, Conrad Badius et Jean Crespin pour assurer la diffusion la plus efficace à son œuvre poétique et dramaturgique (Max Engammare). Seul Du Bartas, auteur du best seller de l’époque, voit lui échapper le contrôle des Semaines, dont le succès foudroyant est médiatisé par un nombre impressionnant d’éditeurs (Simon Millanges, Gabriel Buon, Michel Gadoulleau, Jérôme de Marnef, la veuve Cavellat, Pierre L’Huillier, Jérôme Haultin…), au point que l’« enchevêtrement de privilèges » (quasi inextricable) brouille la traçabilité d’un phénomène éditorial d’exception en France et en Europe (Yvonne Bellenger).
L’intérêt de ces contributions, on l’aura compris, est d’avoir mis en perspective la dynamique matérielle et symbolique des liens contractuels entre poètes et « libraires » dans la composition et la diffusion du livre à la Renaissance. Si les enjeux juridiques, économiques et culturels, tous interdépendants, sont opportunément replacés dans leur condition d’émergence et de développement, ils font la part belle au rôle de la création poétique et à l’ambition d’épouser, voire d’infléchir, les attentes d’une société marquée du sceau de l’humanisme et de la Réforme. Le souci de promouvoir la culture et les idées modernes auprès d’un public raffiné passe concrètement par la « fabrique » et la commercialisation de livres valorisés par les innovations techniques, linguistiques, politiques et religieuses. De ce point de vue, la littérature poétique joue un rôle idéologique fondamental dans la défense et la promotion des Lettres au cœur de la cité. Ajoutons qu’au terme de cette série passionnante d’études, l’index final facilite la consultation d’un sujet particulièrement foisonnant, dont on ne peut donner ici qu’un trop bref aperçu.
Gilbert Schrenck
Julien Goeury, La muse du consistoire. Une histoire des pasteurs poètes des origines de la Réforme jusqu’à la révocation de l’édit de Nantes, Genève : Droz, Cahiers d’Humanisme et Renaissance, n° 133, 2016, ix-867 p.
Cet ouvrage, issu d’un volumineux mémoire d’habilitation à diriger des recherches de Julien Goeury, apporte un regard neuf sur l’histoire des pasteurs français de l’époque moderne. Dans la lignée des travaux de spécialistes de littérature comme Frank Lestringant ou Olivier Millet (qui préface ce livre), l’auteur pense aussi en historien, et cela est très appréciable pour éclairer d’un nouveau jour des problématiques que l’on croyait connues, d’autant qu’il parvient même à mobiliser les apports de la sociologie critique.
Il se penche sur un corpus certes restreint à quelques individus (celui des pasteurs poètes aux xvie et xviie siècles), mais parfaitement défini et l’ayant amené à exhumer des travaux peu ou pas connus, toujours en vers français et imprimés. À partir du critère du vers comme « régime de discursivité différent », mais aussi à partir de l’analyse du rapport changeant au lecteur, Julien Goeury se demande si ses protagonistes sont des pasteurs poètes ou des poètes pasteurs, en interrogeant les identités, les statuts d’auteurs, mais aussi les réactions ecclésiastiques.
Une très solide introduction (p. 3-30) pose les grands enjeux de l’étude, en montrant que dès Calvin la question de la versification émerge, même si c’est avec Théodore de Bèze, véritable fondateur de la « poétique réformée » qu’elle s’épanouit. Appelant à une contextualisation permanente des cas, Julien Goeury propose une analyse diachronique et voit selon les contextes dans quelle mesure les conditions d’exercice du métier de pasteur peuvent permettre « la prise en charge d’autres identités ». Il se penche ce faisant sur un champ poétique restreint, qui fonctionne pour lui-même, avec les fidèles qui sont le public visé, avec des imprimeurs spécifiques, etc., mais restreint surtout par rapport à un champ poétique élargi, celui des poètes professionnels, établissant des hiérarchies.
En s’en tenant aux productions imprimées et en français, Julien Goeury peut toucher au cœur de l’identité pastorale et voir les interactions avec elle, ou au contraire leur absence quand l’auteur des vers ne signe pas ou ne fait pas mention de son statut de ministre. Là aussi, l’importance de la contextualisation se révèle, puisque les autorités ecclésiastiques n’ont pas les mêmes exigences sur toute la période.
Au moins deux choix dans la définition du corpus permettent, et c’est heureux, de décentrer le regard par rapport à des études plus classiques. Le premier est chronologique, puisqu’il s’agit de commencer dès 1533, lorsque les livres réformés viennent de Neuchâtel. Le second est géographique, car le cadre embrasse tout le monde réformé francophone, incluant donc la Suisse ou les Églises du Refuge (notamment Londres).
Les différents chapitres étudient des cas particuliers (et sont, de fait, parfois un peu déconnectés, mais c’est sans doute inévitable) et sont regroupés en trois grandes périodes qu’il fait émerger. La première couvre les années 1533-1568, époque d’« effervescence et polarisation ». Partant du « laboratoire de Neuchâtel » dans les années 1530, surtout autour de Mathieu Malingre, l’auteur nous emmène ensuite à Genève, avec Calvin et Bèze. Le rôle des imprimeurs y est finement analysé, mais aussi les réflexions autour de l’émergence (ou non) de poètes « officiels », et le lecteur est emmené dans une véritable histoire sociale. Cette affaire est évidemment centrale en cette époque de fixation des Psaumes en français, livrant un élément véritablement identitaire aux réformés francophones. Julien Goeury souligne que pour Bèze, la production poétique en français a été une sorte de « parenthèse militante », qui se referme quand l’Église est fermement établie. Dans les communautés du royaume émergent aussi de grands noms, parmi lesquels on citera le plus célèbre, Antoine de Chandieu, et toujours en contexte de construction.
La seconde période étudiée (1569-1609) est celle d’un effondrement de la production dans le royaume, malgré le maintien, nettement moins central il est vrai, à Genève, notamment autour de Simon Goulart. Les aires de composition des vers sont désormais plus nettement autonomisées. Les Églises de France sont « tournées vers l’ouest », profitant de l’installation de presses locales (notamment à La Rochelle). Mais le nombre de pasteurs poètes publiant est très restreint et ce tropisme régional est peut-être difficile à établir statistiquement. La fin du besoin en chants ecclésiastiques a certainement éloigné les pasteurs de la production versifiée, confirmant l’idée que la période des débuts et de l’organisation est propice à la poésie.
Enfin, la dernière période (1610-1680) est celle du régime de l’édit de Nantes dans le royaume, et c’est le temps d’un renouveau dans cet espace, alors que l’on constate au contraire un effacement (voire une disparition) à Genève et dans le Refuge. La poésie peut devenir un des « divertissements » pour les jeunes proposants (étudiants en théologie) lorsque s’établissent les académies en France. Se pose toutefois la question de l’arrêt de la production de vers lorsque le proposant devient pasteur, ce qui est le cas dans plusieurs exemples. Pourtant, le lien entre « salons et consistoires » est établi et analysé, en prenant compte de la surveillance des autorités ecclésiastiques. On voit alors des figures importantes du monde pastoral (Philippe Vincent, Moïse Amyraut) ou bien connues des historiens justement pour leurs écrits (Philippe Le Noir de Crevain, Laurent Drelincourt). C’est à cette époque aussi que l’on peut suivre des pasteurs qui cherchent à se positionner dans un champ littéraire naissant avec l’émergence du statut d’auteur. Le cas développé dans le dernier chapitre, celui du très controversé et sulfureux Alexandre Morus, est révélateur de la porosité et de la redéfinition des limites entre le pastoral et le littéraire, autour des notions de crédit et de carrière.
L’épilogue révèle bien la pertinence d’une des thèses de Julien Goeury : en effet, avec Jean de Labadie, on assiste à un retour à la production de vers, mais surtout à partir du moment où il rompt avec les Églises établies pour en fonder une. Le lien entre écriture poétique et travail d’établissement des communautés semble donc bien se confirmer…
Même s’il est toujours difficile de généraliser à partir de quelques individus constituant une petite minorité de tous les pasteurs francophones de l’époque moderne, les apports de cet ouvrage à l’histoire sociale et culturelle des pasteurs sont réels, notamment par l’étude de la (dé)connexion entre l’identité de ministre et celle d’écrivain ou de poète.
Julien Léonard
Louisiane Ferlier, Itinéraire dans la dissidence. George Keith (1639-1716), une biographie intellectuelle, Paris : Honoré Champion, 2016, 546 p.
Cet ouvrage passionnant, tiré d’une thèse de doctorat, éclaire la trajectoire peu connue de l’Écossais George Keith (v. 1638-1716), qui fut tour à tour presbytérien, théologien et polémiste quaker puis ministre anglican. La marginalité de Keith dans l’historiographie, que vient corriger ce livre, remonte aux premières histoires du quakerisme, comme celle de Sewel parue en 1722, et ne fait au fond que refléter l’itinéraire étonnant d’un homme qui, pourtant très attaché à l’idée d’orthodoxie, n’a eu de cesse de cultiver la dissidence. Ce relatif silence historiographique est d’autant plus frappant que l’homme a laissé plus de 120 imprimés (opuscules polémiques, sermons, mais aussi des traités de mathématiques pratiques). Il y a là un riche matériau, qui, associé à des correspondances et des archives, offre amplement de quoi nourrir le projet de biographie intellectuelle du quaker schismatique annoncée par Louisiane Ferlier. L’ouvrage réussit le tour de force de rendre raison d’un itinéraire en apparence désordonné. Ses sept chapitres suivent une logique chronologique mais aussi géographique, chaque déplacement religieux de Keith s’accompagnant d’une mobilité géographique au sein du monde britannique, toile de fond politique et culturelle qui n’est pas négligée par l’étude.
Le premier chapitre se penche sur les années écossaises de George Keith. C’est au Marischal College d’Aberdeen, fréquenté entre 1654 et 1658 jusqu’à l’obtention d’un MA, que George Keith affûte ses armes de controversiste, notamment la maîtrise de la rhétorique. Il y reçoit les enseignements d’Andrew Cant, presbytérien ouvert aux nouvelles idées scientifiques autant qu’au dialogue religieux qui est sans doute déterminant pour « fissurer l’orthodoxie » presbytérienne chez Keith. Dans le contexte de l’opposition entre l’épiscopalisme – le Kirk est restauré en 1661 – et les presbytériens, condamnés à l’illégalité à partir de 1663, Keith fait le choix du quakerisme, qu’il paye rapidement par un bannissement et par un séjour en prison. Ces expériences de relégation fortifient le militant religieux qui voit dans la persécution le signe de son appartenance à la vraie Église. En 1675, il met à l’épreuve ses qualités de disputant lors d’un débat public avec un groupe d’étudiants de théologie d’Aberdeen. Ce goût pour la polémique apparaît aussi dans les premiers écrits quaker de Keith, notamment Immediate revelation (1668), moins marqué par la « graine intérieure » et la non-violence que le seront les expressions dogmatiques ultérieures de la Société des Amis. Le deuxième chapitre aborde la constitution de la pensée keithienne après son départ d’Écosse, au contact de sources intellectuelles variées. L’ouvrage revient en détail sur le dialogue entamé à partir de 1670 avec le platonicien de Cambridge Henry More (1614-1687), dont les vues sur le divin comme mouvement embrassant l’espace se rapprochent de celles de Keith sur la Lumière Intérieure. Mais la christologie des deux hommes diffère franchement : à la différence de More pour qui la connaissance du Christ historique est fondamentale, pour Keith, qui pose ainsi les jalons d’un christianisme naturel, elle est seulement souhaitable, le Christ intérieur constituant le pivot de la foi. C’est à Ragley Hall, demeure de la vicomtesse et philosophe Anne Conway (1631-1679), que Keith, visiteur épisodique, prolonge ses hybridations philosophiques. Là, il s’ouvre à la kabbale lurianique dont il importe certains symboles dans une théologie qu’il veut syncrétique.
Le troisième chapitre envisage l’intégration paradoxale de Keith dans une Société des Amis toujours à la recherche d’une identité confessionnelle. S’il est l’un des auteurs les plus prolifiques du groupe, il ne soumet pas tous ses pamphlets au comité de censure. Surmontant la méfiance des quakers pour le « book learning », Keith persévère dans la controverse écrite. Son goût pour la transmission et sa situation financière, relativement confortable depuis le mariage en 1671 avec Elizabeth Johnston, l’amènent naturellement à exercer le rôle de « travelling friend » pour la Société. Lors de la mission vers les Provinces-Unies et l’Allemagne dans laquelle il s’engage avec d’autres en 1677, il participe à la structuration de la communauté quaker et surtout reprend son œuvre prosélyte auprès des mennonites et des labadistes. Le zèle de controversiste qu’il déploie contraste cependant de plus en plus avec les tendances quiétistes qui s’affirment au sein de la Société. Cette mission prépare en quelque sorte le départ vers les colonies américaines. Nommé en 1687 pour tracer la frontière entre la Jersey orientale et occidentale, il rejoint en 1689 Philadelphie pour diriger une école. Le séjour en Pennsylvanie, objet du quatrième chapitre, voit Keith s’opposer de plus en plus frontalement à ses coreligionnaires quaker. Questionné par ces derniers sur son adhésion au dogme de la Lumière Intérieure, il en vient à souligner l’importance de la discipline ecclésiastique pour guider le croyant. Entre 1692 et 1694, il publie dix-neuf pamphlets dans lesquels il se défend d’être un schismatique, mais il regroupe de fait autour de lui un groupe hétéroclite de déçus de « l’Expérience sainte » pennsylvanienne. Keith pointe les contradictions du quakerisme colonial qui mettent à mal ses fondements égalitaristes et pacifistes : la confusion des pouvoirs temporels et spirituels, le recours superflu à la force armée ou encore la pratique de l’esclavage, qu’il est l’un des premiers à dénoncer en 1693. En 1692, la controverse avec les autorités quaker enfle, se judiciarise, passe du terrain confessionnel au plan du respect des autorités civiles et s’achève par l’excommunication de Keith. Les procès lui offrent l’occasion de développer un discours martyrologique dans lequel il avait déjà versé dans ses années aberdoniennes.
Réhabilité par le gouverneur anglican de Pennsylvanie, celui qui se revendique désormais « Christian quaker » s’embarque pour Londres dans l’espoir d’y être réintégré par l’assemblée annuelle des Amis. À nouveau exclu en 1694, il reprend alors des activités de praticien mathématique. Il s’établit également comme prédicateur indépendant dans le bâtiment de la guilde des tourneurs, où, de prêche en prêche, de brochure en brochure, se dessine son éloignement des positions quaker. En 1700, son « farewell sermon » constitue son acte public de séparation de la Société des Amis et son entrée dans l’Église d’Angleterre. Reconnaissant ses erreurs passées et son aveuglement, Keith fait néanmoins de sa conversion, plus qu’une révélation brutale, l’aboutissement d’une réflexion rationnelle en germe dès les années quaker. Dans ses brochures, il s’efforce de souligner les points de cohérence de son itinéraire spirituel : attachement constant au trinitarisme (contre la trop grande insistance sur le Christ intérieur qu’il perçoit chez les quakers), refus de la prédestination (contre les presbytériens), importance de l’instruction et de la discipline (contre la Lumière intérieure quaker). Mais la question ecclésiologique demeure un point d’achoppement peu abordé par Keith – de ses années presbytériennes à la controverse pennsylvanienne, il a refusé avec constance l’encadrement épiscopal – que ses adversaires ne manquent pas de pointer, voyant dans cette contradiction insoluble la marque de l’opportunisme intéressé de Keith. « Mr Changeable », comme le désigne avec mordant l’un de ses contempteurs, passe en cinq ans du non-conformisme au conformisme le plus intransigeant, excédant même les positions modérées des latitudinaires, alors très influentes. Après son ordination dans l’Église d’Angleterre, le ministre Keith joue le jeu des figures d’autorité du monde anglican. En 1700, Il confronte les quakers d’Oxford avec le concours informel de l’Université (où ses traités polémiques équipent désormais la Bodléienne). Il convoite aussi la reconnaissance des autorités savantes, en publiant un traité sur le calcul des longitudes, qu’il adresse en 1710 à la Royal Society. Les quakers demeurent, dans les années qui suivent, la cible presque exclusive de sa verve de polémiste. Il bénéficie là de sa connaissance intime des rouages de la Société des Amis, qu’il s’efforce de présenter comme un groupe d’autant plus dangereux qu’il est organisé et efficace, à rebours de l’image d’enthousiasme désordonné qui lui était attaché sous l’Interrègne. Entre 1698 et 1700, il s’oppose lors de débats aux quakers de plusieurs villes du sud de l’Angleterre, mais c’est outre-Atlantique que son prosélytisme trouve le mieux à s’employer. Entre 1702 et 1704, il parcourt les colonies américaines à la demande de la Society for the Propagation of Gospel in Foreign Parts (SPG), une institution missionnaire étroitement liée au projet colonial. Il ne s’y livre pas tant à l’évangélisation des Indiens qu’à la confrontation avec ses anciens coreligionnaires quakers et les prédicateurs indépendants, rejouant les polémiques qu’il avait animées une dizaine d’années plus tôt. Si l’on en croit les sources renseignant sur cet épisode (le mieux documenté de la vie de Keith), ce « recyclage rhétorique et thématique » mène à la conversion d’environ deux cents quakers, qui comptaient pour l’essentiel parmi les soutiens de Keith au temps de son schisme. En 1705, de retour en Angleterre, il obtient une cure dans une paroisse rurale, grâce au soutien de l’archevêque de Canterbury. Keith est toutefois moins productif et les dernières années de sa vie sont marquées par le veuvage et la maladie. Sa mort, survenue en 1716, sert immédiatement les tactiques prosélytes des quakers anglais : deux auteurs de la Société des Amis narrent la déchéance physique et spirituelle du ministre Keith lequel, au crépuscule de sa vie, se serait toutefois repenti de son apostasie.
Au fil de chapitres toujours bien construits et informés, Louisiane Ferlier nous donne à lire les inflexions de la pensée théologique de Keith, mais aussi ses permanences. On regrettera les erreurs orthographiques qui émaillent le livre (« curée » au lieu de « cure », « in quatro », « chancre » au lieu de « chantre », etc.) et qui trahissent peut-être un passage de la thèse au livre un peu trop rapide. Le lecteur peut aussi sortir frustré de certains points qui demeurent dans l’ombre, faute de sources adéquates pour en rendre compte : les conditions de vie et de travail de Keith, les rapports de patronage entourant ses activités (au sein du cercle Conway comme dans l’Église d’Angleterre), les formes de sociabilités dans lesquelles il s’inscrit, etc… Encore cela n’est-il pas précisément l’objet d’une recherche qui assume d’abord une perspective d’histoire des idées. De ce point de vue, la mission est remplie et l’ouvrage contribue à faire revivre, sinon l’homme, du moins sa foi, aussi troublée et bigarrée que celle de son temps.
Aurélien Ruellet
Martin Dumont (dir.), Coexistences confessionnelles en Europe à l’époque moderne. Théories et pratiques, xvie-xviie siècles, Paris : Cerf, 2016.
À l’occasion du 4e centenaire de l’édit de Nantes, un titre a particulièrement marqué l’historiographie du moment : Coexister dans l’intolérance : l’édit de Nantes (1598), ouvrage collectif dirigé par Michel Grandjean et Bernard Roussel. Le paradoxe de cette formulation reflète toute l’ambiguïté de la coexistence confessionnelle dans le royaume d’Henri IV et de ses successeurs. Mais la France du xviie siècle n’est pas la seule concernée par cette ambiguïté : c’est ce que veut démontrer l’ouvrage collectif dirigé par Martin Dumont et issu d’une journée d’étude organisée à la Sorbonne par l’Institut de recherche pour l’étude des religions en avril 2012. Son objectif principal est d’appréhender, à travers la méthode comparative, la diversité des modalités de la coexistence confessionnelle en Europe, des débuts de la Réforme au dernier quart du xviie siècle (1685). Le terrain d’investigation est étendu puisqu’il recouvre la France, l’Empire, l’Angleterre, la Confédération Helvétique, la Pologne-Lituanie ainsi que le Piémont. Les divergences régionales au sein d’un même État sont également prises en considération, par exemple lorsque Willem Frijhoff souligne les différents degrés de tolérance entre les villes de Hoorn et d’Enkhuizen. Au fil des différentes collaborations, transparaît également l’existence, en termes de coexistence et de tolérance religieuses, d’un décalage entre les discours officiels ou les textes juridiques, les desseins véritables des autorités cachés derrière ces textes, et enfin les comportements réels des acteurs au quotidien.
Ce travail collaboratif est divisé en trois grandes parties. La première regroupe les contributions témoignant des principes même de tolérance, des textes qui fondent la coexistence confessionnelle. La seconde se focalise sur l’importance de la controverse comme instrument bien souvent utilisé dans un désir de retour à l’unité de foi. Enfin, la dernière partie rassemble des études qui s’intéressent à la situation confessionnelle dans des états particuliers.
Plusieurs communications témoignent de l’existence, en Europe, de modèles différents en termes de tolérance religieuse. La Confédération de Varsovie, texte adopté en 1573, fonde une Pologne-Lituanie longtemps considérée par les historiens polonais comme le modèle de tolérance religieuse par excellence. Ce mythe, quelque peu nuancé par Daniel Tollet, est concurrencé par l’idéal de tolérance religieuse décrit par les récits de voyageurs séjournant aux Provinces-Unies lors du Siècle d’or néerlandais. Dans l’Empire, le principe cujus regio, ejus religio, proclamé lors de la paix d’Augsbourg en 1555 est prédominant. Enfin, l’autre grand « modèle » européen est celui incarné par une France qui, à partir des édits de pacification puis de l’édit de Nantes, devient officiellement biconfessionnelle. Tous ces États ont pour point commun la reconnaissance, a minima, de la liberté de conscience car on considère que la foi est une affaire privée. Pour convertir l’hérétique, on préfère, en théorie, le persuader par la raison plutôt que par la force. Luc Daireaux nous rappelle effectivement que même dans l’édit de Fontainebleau qui révoque celui de Nantes, l’article 12 maintient cette devotio privata. Dans les faits, cependant, les autorités civiles la réduisent à néant.
En effet, derrière la coexistence de plusieurs confessions, transparaît bien souvent une volonté de retour à une unité religieuse. Guillaume Bernard explique que la tolérance à l’époque moderne n’a rien à voir avec le sens qu’on lui donne aujourd’hui, qui la rapproche de l’ouverture d’esprit. Bien au contraire, tolérer signifie, dans l’Europe moderne, supporter quelque chose de mauvais car on ne peut pas faire autrement. Il parle de « prudence » ou de « pragmatisme » temporaire, que les principes chrétiens de charité et d’humilité servent à légitimer. Les controverses, qu’elles soient sous forme de « guerres de livres », selon une expression de Chiara Povero, ou de dispute publique entre deux « champions » soumis au regard divin, constituent une des expressions les plus frappantes de ce désir de retour à l’unité religieuse. D’une part, ces controverses diabolisent l’hérétique ou l’infidèle, encourageant ainsi à l’intolérance, et d’autre part, elles poussent chaque confession à un examen de conscience approfondi. Dans les écrits controversistes piémontais notamment, l’hérésie est souvent comparée à une maladie spirituelle qu’il faut éradiquer. Fabrice Flückiger donne quant à lui l’exemple de la controverse de Baden, organisée par les cantons catholiques suisses en 1526 et dont l’objectif était bien de mettre fin au protestantisme dans la Confédération. La bataille de la Montagne Blanche du 8 novembre 1620, décryptée par Olivier Chaline, représente également, dans l’esprit des belligérants papistes, une « croisade » contre l’ennemi réformé. Pourtant, l’auteur apporte une nuance à cette vision traditionnelle d’une Europe partagée entre deux blocs antagonistes (catholiques contre protestants), rappelant par exemple que la bataille de 1620 découle également d’enjeux purement politiques, et non pas uniquement religieux.
Ce désir de retour, à long terme, à une unité de foi, explique que la tolérance de plusieurs confessions dans un même État, lorsqu’elle est mise en place, n’est jamais totale. En Pologne-Lituanie, seuls les nobles peuvent choisir leur religion ; ceux qui vivent sur leurs terres doivent se conformer à la religion de leurs seigneurs. En France, l’édit de 1598 n’accorde la liberté de culte que dans certains lieux, et, au cours du xviie siècle, les concessions faites aux huguenots s’amenuisent jusqu’à leur révocation pure et simple en 1685. Aux Provinces-Unies, la liberté de culte est autorisée dans la pratique comme un accord tacite, une « œcuménicité du quotidien », avec par exemple la mise en place d’églises domestiques ou semi-clandestines pour les catholiques (« huiskerken » et « schuilkerken »). Malgré cela, le calvinisme reste la confession dominante et la seule officielle de la jeune République. La tolérance de fait n’est pas sans contrepartie, puisque, jusqu’à la Révolution batave de 1795, seuls les calvinistes orthodoxes ont accès aux offices politiques et à toutes les fonctions désignées par les autorités publiques.
La coexistence religieuse est également au cœur d’enjeux politiques, économiques et sociaux. David Tollet démontre combien la tolérance polonaise est, en partie, le fruit d’un compromis politico-religieux entre la noblesse orthodoxe et la noblesse catholique (les premiers acceptant une position politique et sociale légèrement inférieure aux seconds, en échange de la liberté de culte). Dans le cas néerlandais, Willem Frijhoff pointe du doigt les magistrats qui, contre des pots de vin, acceptent de fermer les yeux devant des cultes catholiques trop visibles dans l’espace public. En outre, les modèles de coexistence diffèrent d’un pays à l’autre du fait des structures politiques, des traditions spécifiques aux entités étatiques. En France, tandis que le contenu des édits de pacification de la fin du xvie siècle dépend du rapport de force des belligérants à un instant donné, l’application plus ou moins rigoureuse de l’édit de Nantes au xviie siècle est aussi liée à la conception et l’interprétation personnelles de l’édit par les Bourbons qui se succèdent sur le trône. De même, la mise en place des débats théologiques de controverse par le Magistrat suisse rappelle l’existence d’une tradition helvétique originale, qui accorde aux autorités civiles un droit de regard et d’intervention dans le domaine spirituel. Quant à la tolérance en Pologne-Lituanie, elle est parvenue à s’enraciner en partie grâce à l’important héritage humaniste d’Erasme et de son disciple Frycz-Modrzewski sur ce territoire. Enfin, dans le cadre du Saint Empire Romain Germanique, Laurent Jalabert témoigne du fait que le simultaneum, c’est-à-dire le partage par plusieurs confessions d’un même lieu de culte, s’adapte à un contexte local particulier et est un « palliatif » à une situation sans solution. Son édification dépend des capacités matérielles et humaines d’une communauté d’habitants, mais également de la décision ponctuelle de son prince après un événement particulier (après la conversion de celui-ci, après un traité international, etc.).
Au-delà de la seule question de coexistence, cet ouvrage reflète à quel point la frontière entre identité nationale et identité confessionnelle est floue dans l’Europe des temps modernes. Le sous-titre de l’article de Laurence Lux-Sterritt, « Qui est papiste n’est point anglais », est en ce sens très significatif. Par l’intermédiaire de la controverse et notamment des pamphlets, se construit, en Angleterre, une identité nationale profondément anglicane par opposition aux papistes assimilés aux étrangers et aux ennemis naturels du royaume. Les catholiques anglais sont décrits par leurs concitoyens comme fourbes par nature, menaçant les valeurs mêmes de la société anglaise et préférant servir l’Antéchrist de Rome plutôt que leur souverain légitime. Guillaume Bernard rappelle quant à lui que les huguenots veulent être considérés comme des sujets français à part entière, et réclament donc les mêmes droits religieux mais aussi politiques, économiques et sociaux que les Français catholiques. Une tolérance sur le modèle de celle accordée aux communautés juives de France ne leur convient pas, car ils ne désirent en aucun cas sacrifier leur identité nationale pour préserver leur foi.
En définitive, il semble que l’objectif initial d’appréhender toute la diversité de la coexistence confessionnelle en Europe moderne ait été atteint. En construisant des ponts entre chaque contribution, le lecteur comprend toute la complexité des relations interconfessionnelles et de leurs enjeux en termes politiques, sociaux, économiques ou encore identitaires.
Sara Graveleau
Pauline Duley-Haour, Désert et Refuge : sociohistoire d’une internationale huguenote. Un réseau de soutien aux « Églises sous la croix » (1715-1752), Paris : Honoré Champion, 2017, 502 p.
Pauline Duley-Haour offre ici un beau livre qui s’appuie sur des sources inédites, offertes par la correspondance d’Antoine Court, pour tenter de comprendre comment s’organise, à travers l’Europe (une Europe bien entendu protestante : Suisse, Provinces-Unies, Grande-Bretagne, Suède, Danemark), l’aide aux Églises réformées françaises en pleine reconstruction après la révocation de l’édit de Nantes. La chronologie recoupe ce que l’historiographie appelle le « premier Désert » et l’auteure précise justement sa méthode en fonction de ses sources en réalisant deux sondages chronologiques : 1715/25 (soit les débuts de la réorganisation des Églises avec la rencontre des Montèzes qui reste fondatrice) et 1740/1752 (ce que Pauline Duley-Haour considère comme « l’apogée du réseau » dans l’immense correspondance d’Antoine Court). La méthode est en effet judicieuse et salutaire pour permettre un telle recherche alors que l’historienne annonce plus de de 7 000 lettres dans la correspondance de Court, complétées par des archives du Comité genevois pour le protestantisme français, des actes des Églises wallonnes ainsi que d’autres correspondances.
L’enquête s’ouvre par une partie intitulée « Reconstruire sur les masures des temples », dont l’objectif est d’analyser la mise en place de l’entraide protestante. L’intérêt de ce premier volet est de comprendre comment les « pupilles » – les Églises retombées en enfance – vont être secourues par les « tuteurs » – les membres de la diaspora huguenote correspondant avec Antoine Court – et quels sont les arguments utilisés par les uns et par les autres pour développer une entente mutuelle dans un temps de crise identitaire. Les fondements théoriques de la reconstruction des Églises, adossés à la tradition huguenote du respect des autorités et de l’ordre ecclésial, assurent lentement l’adhésion d’un réseau européen à la cause huguenote. Pauline Duley-Haour le montre parfaitement, en insistant de manière fine sur la stratégie épistolaire des différents correspondants. Ainsi, on ne peut qu’être sensible aux analyses lexicales de la rhétorique d’opposition, aux très belles pages sur la langue de Canaan, aux arguments théoriques métaphoriques mêlant au cœur de l’argumentaire religieux « Lumignon », « nageur à contre-courant », bataille et sport.
La seconde partie du livre, « Un réseau à l’œuvre », s’ouvre sur des résultats dans un temps où le réseau n’est plus en voie de constitution mais en plein fonctionnement puisque ce sont les années 1740/1752 qui intéressent. L’absence de comptabilité centralisée et régulière rend difficile l’analyse de l’aspect financière de l’entraide ; en revanche, la stratégie épistolaire autour de la question de la publicité-publication/secret des actions de l’« internationale huguenote » est clairement posée. On y voit l’ambiguïté et la difficulté de toute activité clandestine autour d’une articulation complexe entre la nécessité d’informer et l’impératif de rester discret. À partir des années 1740, un des objectifs des épistoliers est en effet de convaincre les autorités françaises de la nécessaire refonte de la légalisation qui concerne les huguenots car la restructuration des Églises n’est plus la seule action à mener. Il faut également retrouver une légitimité du culte et une reconnaissance civile. L’étude de la correspondance révèle alors l’importance vitale de « réclamer [des] droits et [des] libertés », en particulier en espérant l’aide des puissances étrangères, ce qui ne va pas toujours de soi, notamment en période de guerre. On retrouve ici un écho de ce qui est au cœur de l’histoire du second xviiie siècle huguenot, caractérisée par les tentatives de reconquête de droits anéantis par la révocation de 1685. L’étude des pistes envisagées pour parvenir à se faire entendre du roi occupe alors l’auteure, en particulier autour de la question de l’Apologie de Court, ouvrage finalement publié en 1745.
Voici donc livre qui montre fort bien, à travers l’étude d’une correspondance à l’échelle européenne ou d’ouvrages de défense de l’Église, à quel point l’écrit a été un moteur central de la reconstruction et de la résistance huguenote du dernier siècle d’Ancien Régime.
Céline Borello
Alain Cabantous, François Walter, Noël. Une si longue histoire, Paris : Payot, 400 p., illustrations.
Alain Cabantous (avec François Walter cette fois-ci) reprend la démarche qui fut la sienne dans L’histoire du dimanche » : étudier comparativement, dans le temps et l’espace européen, un sujet à la fois social et religieux. Pourquoi et comment fête-t-on Noël ? Quels sont les permanences et les changements ? Cette fête semble tellement ancrée dans nos habitudes socio-culturelles, avec ses rites codifiés, que l’on a peine à concevoir qu’il n’en a pas toujours été ainsi et qu’elle ait donné lieu à de nombreux débats.
Et d’abord cette date du 25 décembre qui s’est imposée chez les chrétiens au ive siècle, sauf chez les orthodoxes qui célèbrent plutôt l’Épiphanie. Pour tenter d’expliquer cette date, deux hypothèses principales se recoupent. Ou bien la célébration de la naissance du Christ aurait pris la suite de celle du Dies Natalis Solis invicti. Ou bien, toujours pour profiter du symbolisme cosmique et du solstice, le pape Libère aurait choisi cette date comme contre-fête du culte solaire. L’Église aurait fixé les grandes dates chrétiennes de manière arbitraire, pour qu’elles coïncident avec d’importantes fêtes païennes qui sont d’ailleurs elles-mêmes souvent liées aux cycles cosmiques. Mais théologiens et historiens de l’Antiquité ne sont guère d’accord. Au cours des siècles, certains ont considéré Noël comme la fête chrétienne la plus importante, la préparant par un temps de jeûne, d’où l’importance du repas au retour de la messe de minuit, en plus de la grand’messe du 25. Les protestants, eux, ont eu des attitudes variées qui vont de l’interdiction totale du culte dans certains cantons suisses, à la célébration de la Sainte Cène dans d’autres.
Même si la célébration de Noël ne s’est imposée que lentement avant l’An Mil, elle a toujours été instrumentalisée par le pouvoir. Que l’on songe à Charlemagne se faisant couronner empereur le 25 décembre 800. Ou aux Médicis s’identifiant aux rois mages sur une célèbre fresque de leur palais florentin. Rois et empereurs présidaient à des parades urbaines, à des festivités populaires les 24/25 décembre ou les 5/6 janvier.
Qui croirait aujourd’hui, alors que la fête de Noël (ou au moins ses signes extérieurs de consommation) s’est répandue dans le monde entier, même dans des pays non chrétiens, qui croirait que, sous la pression des Réformateurs, elle aurait pu disparaître ? En effet les Réformateurs ont lutté contre « l’observation superstitieuse des jours, l’esclavage du calendrier » et ils ont affirmé que tous les jours étaient saints pour servir à la gloire de Dieu. Et Calvin de traiter de « bestes, voire de bestes enragées », les fidèles plus nombreux venus au culte le 25 décembre 1550 ! Les Réformateurs n’ont pu supprimer les fêtes religieuses qu’un temps, car ils ont dû compter sur l’enracinement des habitudes des populations. Il faut attendre 1788 pour que la Compagnie des Pasteurs de Genève adopte, pour ce jour, une liturgie spécifique. Néanmoins, il semble que dans certains milieux évangéliques du Réveil, ce jour de Noël n’ait pas été spécialement célébré, ainsi dans la famille de John Bost, comme le montre le Journal de son épouse.
Les révolutions, elles aussi, ont attaqué la célébration de Noël, comme en France, pendant la période de déchristianisation (1793-1794), en fermant les églises et en changeant de calendrier. Mêmes méthodes en Russie où il faut attendre 1991 pour que la fête soit célébrée officiellement et sans contrainte. Le pouvoir nazi, lui, a détourné les symboles chrétiens de Noël pour les remplacer par des références germaniques et nordiques. À partir de 1937, la photo du Führer, nouveau rédempteur, remplace le Christ. Les paroles des chants traditionnels ont été changées et les messages chrétiens de Noël ont disparu. La célébration de Noël subit aussi les assauts, en France, de la Libre-Pensée et de divers cléricaux (1880-1914), puis des communistes dans les années 1920 à 1936. Depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est l’inverse ! C’est au nom des valeurs chrétiennes qu’est attaquée la marchandisation de la fête de Noël et l’on se souvient de ce Père Noël qui avait été pendu en effigie aux grilles de la cathédrale de Dijon…
La fête de Noël aujourd’hui réunit un certain nombre de rites ou d’habitudes, religieux ou laïcisés, qui se sont succédés ou accumulés au cours des siècles. Le sapin est de nos jours quasi incontournable. Il a une origine allemande essentiellement protestante (la légende fait de Luther son inventeur). À l’occasion des cultes, les fidèles décoraient les temples et quelquefois les églises de branchages. Le sapin était le plus utilisé car il permettait de jouer sur les symboliques multiples que revêt l’arbre, image de la régénération espérée au cœur de l’hiver. C’est à Sélestat, en 1521, que l’on a la trace du premier sapin installé dans un temple. Le sapin s’impose dans l’Europe luthérienne au xixe siècle. En France, il est courant, pour son origine, de se référer à la duchesse d’Orléans, née Hélène de Mecklembourg. Mais vingt ans après il est encore peu répandu ; le premier arbre de Noël, à l’Oratoire, est dû, en 1855, à une jeune fille suisse, sœur du suffragant d’Adolphe Monod, pour les élèves des écoles du dimanche… Et, dans la famille Bost, comme chez les Reclus, le sapin, quand il y en a un, est préparé pour le 1er janvier et lié à la distribution des étrennes. La couronne de l’Avent, avec ses quatre bougies, serait une initiative des Frères Moraves. Aux États-Unis, vers 1900, 20 à 25 % des Américains dressaient un arbre de Noël, aujourd’hui, c’est plus de 80 %. En France, l’installation de sapins aussi bien dans les lieux publics que dans les écoles de la République montre sa complète laïcisation, ce qui n’est pas le cas des crèches.
La crèche, dans le monde catholique, a dû débuter sous forme de tableaux vivants, dans des églises ou couvents, puis a gagné les milieux aristocratiques, avant de se populariser sous des formes miniaturisées. La première crèche mentionnée serait celle de 1562 dans l’église des jésuites à Prague. La vue n’est pas le seul sens concerné. Il existe une musique de Noël, airs populaires (Christmas Carols, cantiques encore chantés aujourd’hui), et une musique savante. Entre le xviie et le xxe siècle, l’auteur a repéré au moins 36 compositeurs et une quarantaine de pièces. Au cours des xviie et xviiie siècles, la prépondérance des compositeurs germaniques et luthériens est flagrante. La littérature noélique, elle, s’est développée au cours du xixe siècle et plusieurs grands écrivains y ont participé. Dickens en est le prototype – Christmas Carol –, associant Noël au temps de « l’innocence joyeuse de l’enfance, de la chaleur humaine, de la charité et de la régénération morale ». Dans certains contes d’Andersen également, on trouve dans des histoires édifiantes le heurt entre la convivialité et la solitude, la fête et l’abandon. Le Réveil qui se caractérise par la montée de références émotionnelles est ici illustré par l’œuvre de Friedrich Schleiermacher et notamment son texte de 1805, « La fête de Noël, une conversation ». Il y décrit ce qui va devenir la norme des Noëls européens pendant un siècle et demi, le rituel de la fête bourgeoise familiale : les enfants qui attendent derrière la porte, les portes qui s’ouvrent et chacun entre dans la pièce où trône le sapin illuminé. Distribution des cadeaux, lecture de la Bible, chants de Noël, cantiques… Ce cérémonial fixe les éléments du « Noël allemand » qui se diffusera à travers l’Europe.
Quant aux cadeaux, nous avons assisté à toute une évolution. Au départ, il s’agit d’étrennes, destinées aux enfants et aux domestiques, éventuellement à des adultes pauvres. Cadeaux codifiés, des supérieurs aux inférieurs… Ces étrennes sont distribuées au 1er janvier. C’est tardivement que se fera le déplacement vers le 25 décembre. Et avec lui, l’apparition du distributeur de cadeaux variant selon les régions et les époques. Chez les luthériens, les étrennes d’abord distribuées par Saint Nicolas vont l’être par le Christkind, l’enfant Christ qu’il ne faut pas confondre avec l’enfant Jésus de la crèche, Saint Nicolas résistant dans les pays catholiques du sud. Mais peu à peu, doublant puis éliminant Saint Nicolas (et le Christkind), le Père Noël, image séculière, va s’imposer, avec son traineau tiré par des rennes, chargé de joujoux. À partir des premières années du xxe siècle, c’est cette image que véhicule la publicité et qui s’imposera peu à peu dans les familles.
Le Père Noël est un élément de ce que l’on peut appeler le paysage noélique, tel que le diffusent les cartes de vœux (la première date de 1843). C’est la transformation d’une liturgie en une fête syncrétique (la neige, le froid, le houx et le gui, le sapin, l’étoile, quelquefois des scènes religieuses ou folkloriques) qui, par la mondialisation s’impose partout, même dans des familles ou des pays non chrétiens. Noël, dégagé de ses marqueurs chrétiens, est devenu une fête globale qui, grâce au développement de la consommation et aux différents medias (notamment le cinéma), concerne quasiment toute la planète, sans égard pour les cultures d’origine. Les marchés de Noël ont remplacé les foires d’autrefois et le tourisme s’en est emparé. Mais que reste-t-il d’authentique ? L’évolution contemporaine a gommé les aspects religieux. Le repas (plantureux) et la distribution des cadeaux sont devenus les moments clés de la fête. Aujourd’hui Noël est présenté comme la fête de la famille et cela, nouvelle contradiction, au temps des familles désunies et recomposées et de la solitude de tant de gens…
Gabrielle Cadier-Rey
Patrick Cabanel, Ferdinand Buisson, Père de l’école laïque, Genève : Labor et Fides, 2016, 547 p.
Ce livre de 547 pages comprend, outre la bibliographie, 115 pages de notes. C’est dire l’ampleur de la recherche à travers les si nombreux écrits de Buisson (1841-1932) et son immense correspondance. Dans son introduction, Patrick Cabanel souligne le contraste entre l’importance qu’a eue Buisson (« vingt-cinq ou trente annuités de bons Français lui passèrent plus ou moins indirectement par les mains », comme l’écrit Péguy) et l’oubli dans lequel est longtemps tombée cette icône « emblématique de la IIIe République ». Buisson est-il vraiment desservi par sa photo de vieil homme à barbiche et lorgnon alors qu’il avait été fringant et « de belle puissance physique » ? Alors, regrettons que ce ne soit pas ce jeune portrait-là qui ait servi pour la couverture !
Depuis une vingtaine d’années, les recherches sur Buisson ont repris. Nous avons ici même rendu compte de l’étude si fouillée et originale de Martine Brunet-Giry (Ferdinand Buisson et les socialistes libertaires, 2014). Patrick Cabanel lui-même, plus ou moins directement, s’y est déjà intéressé avec Protestantisme, République et laïcité en France, 1860-1910, en 1999, devenu pour l’édition Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité, en 2003. Le livre qu’il nous offre aujourd’hui, par son ampleur et sa documentation, est comme l’aboutissement d’une longue réflexion. On pourrait donc se demander ce qui rend Buisson si proche de Cabanel. Ne serait-ce pas la tentative, tout au long d’une vie, de concilier le protestantisme (certes très libéral) et la laïcité, la religion et la libre-pensée ? Les mots-mêmes employés par Buisson montrent la continuité de ses sentiments, alors que le monde change autour de lui. Au début du xxe siècle, il accepte de présider l’Association nationale des libres-penseurs, voyant dans la libre-pensée une méthode visant à rejeter toute croyance imposée, ce qui rejoint le libre-examen des protestants. Buisson parle de « laïcité religieuse » ; en 1912, il publie La foi laïque. Il définit sa religion comme « une libre-pensée religieuse », car quand il parle de religion cela signifie pour lui le sentiment religieux (pas des dogmes, évidemment). Et ce sentiment qui élève l’âme, qu’il souhaite que les instituteurs transmettent aux enfants, cet Idéal, c’est le Vrai, le Bien, le Beau. C’est là le fond religieux de sa morale laïque. Et l’école laïque doit offrir le Beau aux enfants des classes populaires, par la musique et le dessin. La Réforme a démocratisé le chant à l’église, la République, à l’école.
Il ne faut pas limiter Ferdinand Buisson à son action la plus connue, de Directeur de l’Enseignement primaire qu’il fut de 1879 à 1896, et ne voir en lui que celui qui, « dans l’ombre du flamboyant Jules Ferry », a mis en place l’école gratuite (1881), obligatoire et laïque (1882), avec ses maîtres, ses programmes et son idéal. Laïciser, cela voulait dire supprimer le cours obligatoire de catéchisme et mettre à la place un cours d’instruction civique et morale. Séparer l’école de l’Église ne signifiait pas, pour lui, la séparer de la spiritualité et, jusqu’à la loi de Séparation de 1905, les devoirs envers Dieu font partie de ce cours. La morale est fondée sur un spiritualisme chrétien qui sera, on l’a dit, malgré les perturbations de la vie politique, l’axe de sa vie. Ferdinand Buisson est un pédagogue, inspirateur de manuels scolaires, encadrant par ses instructions et conseils (notamment dans la Revue pédagogique) le travail des instituteurs, et dirigeant cette œuvre magistrale et incomparable qu’est le Dictionnaire de pédagogie, dans ses deux éditions. Ce dictionnaire avait pour but de pénétrer dans tous les foyers des enseignants pour qu’ils y trouvent la documentation encyclopédique dont ils pouvaient avoir besoin. Prévu de 1 000 pages, il en a atteint plus de 5 500, avec 359 contributeurs. Lui-même dans de nombreux articles, y a exprimé les idées qui lui étaient chères (par exemple la prière). Dans les Lieux de mémoire, Pierre Nora lui apporte une consécration en plaçant Le dictionnaire de Pédagogie parmi les textes fondateurs de la IIIe République.
Peut-on aussi voir en Ferdinand Buisson un théologien ? Déjà, à 21 ans, à la Chapelle Taitbout, il s’oppose à l’orthodoxie dogmatique d’Eugène Bersier et proclame un protestantisme (très) libéral auquel il restera fidèle. Réfugié en Suisse (1866) où il enseigne la philosophie à l’Académie de Neuchâtel, il veut créer une Église sans sacerdoce, sans mystères, sans dogmes, à laquelle il cherche à intéresser Félix Pécaut et Jules Steeg, ses futurs collaborateurs. Sa haine de Calvin, fondateur d’une orthodoxie autoritaire, l’amène à choisir comme sujet de thèse la personne de Castellion, un « huguenot » dont il fait le précurseur du protestantisme libéral et de la tolérance. Castellion s’est violemment opposé à Calvin, notamment lors de l’affaire de Michel Servet. Buisson soutient sa thèse à 51 ans, et ainsi, de 1896 à 1902, il tient la chaire de pédagogie à la Sorbonne. Il est alors également un dreyfusard en vue et actif.
En 1902 commence sa carrière politique, il devient député du xiiie arrondissement de Paris, un quartier populaire où il vient habiter. Comme député, il joue un rôle actif dans le vote de la loi de Séparation. Mais la position d’équilibre qui était la sienne pour l’école, entre religion et laïcité, cette aspiration vers l’au-delà, vers l’infini, à laquelle les instituteurs devaient éveiller les enfants, est rompue, le positivisme l’emporte, et Patrick Cabanel juge que la génération Buisson n’a été qu’un moment de transition pour aider la France à sortir de l’emprise catholique. On peut aussi souligner le soutien qu’il a apporté aux revendications féministes pour le droit de suffrage, créant une Ligue de députés qui y étaient favorables et produisant en 1909 un remarquable rapport (de législation comparée) sur le droit de vote des femmes dans les différents pays du monde. Même s’il ne s’agissait que de voter pour les conseils municipaux et départementaux, le projet ne fut pas adopté. Regrettons que ne soit pas cité le Conseil des Femmes Françaises qui était, à cette époque, la principale organisation féminine/iste, très marquée par le protestantisme et avec laquelle il a collaboré. Dans le Dictionnaire des féministes (PUF, 2017), Buisson a droit à un long article où il est rappelé, notamment, que c’est à lui que l’on doit le vote, en 1919, de l’égalité salariale entre institutrices et instituteurs.
Pacifiste avant la guerre, succédant en 1912 à Francis de Pressensé comme président de la Ligue des Droits de l’homme et jusqu’en 1926, Buisson, pendant la guerre où il perd un petit-fils, participe avec ardeur à l’Union sacrée. Devant le courage, le sentiment national et la résistance dont font preuve les soldats, il l’attribue à l’enseignement moral et patriotique de l’école laïque et il s’en félicite : « On sait maintenant quelle jeunesse cette école a donnée à la France. » Après la guerre, les instituteurs (qui représentent la corporation qui a eu proportionnellement le plus de morts) se sentiront coupables d’un excès de patriotisme et deviendront pacifistes. Un pacifisme que ne désavoue pas Buisson pour qui le conflit était une manière de faire la guerre à la guerre afin de régler désormais les conflits par la négociation. Aussi salue-t-il la Société des Nations et il reçoit, en 1927, le Prix Nobel de la Paix en même temps que le député pacifiste allemand Quidde. Buisson donne l’argent de ce Prix au ministère de l’Instruction publique pour créer des bourses de voyage et d’étude.
Il meurt en 1932. Sa famille lui fait des obsèques civiles. En fait il avait rompu avec un certain protestantisme mais il n’en était jamais vraiment sorti. Sa vieille Bible était sur sa table de nuit.
Gabrielle Cadier-Rey
Michel Chaumet, Edmond Proust, MAIF, résistance : ses combats pour la liberté, La Crèche [Deux-Sèvres] : Geste éditions, 2016, 198 p.
Bien connu pour ses travaux sur le Poitou, en particulier pendant la Seconde Guerre mondiale, Michel Chaumet nous offre aujourd’hui un ouvrage sur un homme qui a marqué l’histoire du sud des Deux-Sèvres mais dont le nom est souvent ignoré de nos compatriotes. Pourtant Edmond Proust n’est pas seulement l’un des principaux fondateurs de la Mutuelle des assurances automobiles des instituteurs de France en mai 1934 ; il en est surtout dès 1935 le président (jusqu’en 1956), son principal organisateur et celui qui en assure le succès. C’est lui qui l’installe à Niort, lui consacre toute son énergie et permet à cette modeste mutuelle (lors de sa fondation elle compte 301 sociétaires) cernée par les assurances privées et mise en péril par l’amateurisme de certains de ses fondateurs, de s’affermir, de se développer pour devenir enfin un acteur majeur du secteur de l’assurance (3 millions de sociétaires aujourd’hui). Par ailleurs, pendant la Seconde Guerre mondiale, il est aussi un grand résistant, chef départemental de l’Armée secrète.
C’est donc la vie de cet homme particulièrement actif et déterminé, dont aux dires de ses condisciples le trait de caractère essentiel est « l’opiniâtreté » (p. 21). Le tient-il de ses ancêtres protestants ? je ne sais, mais sous l’Ancien régime les autorités qualifiaient volontiers les huguenots d’opiniâtres… Il naît le 20 octobre 1894 à Chenay, petit village de 1 025 habitants – dans ce sud des Deux-Sèvres si fortement marqué par le protestantisme – dans une famille de paysans, et il est issu d’une lignée de protestants installés depuis des siècles dans les villages alentours. Tout laisse penser qu’il a été baptisé par le pasteur et qu’il a suivi une instruction religieuse protestante. Toutefois l’auteur précise qu’il n’est pas parvenu à trouver des renseignements précis sur sa jeunesse et donc sur son éventuelle éducation religieuse, ou celle de son épouse (originaire du hameau de Loubigné, dont la grande majorité des habitants sont alors réformés, il ne serait pas surprenant qu’elle le soit aussi, mais sa confession d’origine n’est pas indiquée). De plus, M. Chaumet ignore le degré d’attachement d’Edmond Proust au protestantisme institutionnel. Il écrit à ce propos : « Tout juste peut-on supposer que le fait de naître dans une famille et une région protestante a pu favoriser chez lui la naissance d’idées progressistes associées à la conviction que l’éducation sert l’épanouissement individuel et le progrès social » (p. 17). Chemin faisant on note, certes, des éléments qui peuvent le rattacher au protestantisme, par exemple dans les années 1930 il est membre de l’association pacifiste « La paix par le droit » qui sans être ouvertement protestante a été fondée à Nîmes par des protestants. Il reste qu’il semble bien être devenu libre-penseur (p. 32), à une date qu’il est impossible de préciser. Cependant, c’est bien la vie et les combats d’un homme dont l’enfance et la jeunesse ont été marquées par le protestantisme que ce livre retrace à l’aide d’une étude très sérieuse de sources originales, souvent inédites, qui éclairent de façon neuve l’action d’E. Proust, tant à la MAAIF que dans la Résistance.
D’origine modeste, Edmond Proust suit la filière classique à l’époque pour les enfants qu’on estime doués pour les études : après l’école primaire à Chenay, il va au « cours complémentaire » du chef-lieu de canton (La Mothe-Saint-Heray) et enfin l’École normale d’instituteurs de Parthenay. Mais il a 20 ans en 1914 ; mobilisé, blessé en 1915, il termine la Guerre avec le grade de sous-lieutenant et la Croix de guerre. En septembre 1919, il est nommé instituteur dans le village de Saivres (dont un tiers des habitants sont protestants). Il s’y montre un enseignant exigeant et très efficace. De plus, particulièrement actif, il est un « militant dans l’âme » : syndicaliste, homme de gauche (dans les années 1930 il est le secrétaire général du comité départemental du Rassemblement populaire), membre de la Ligue des droits de l’homme, de la Fédération des officiers de réserve républicains, etc. Toutefois, à partir de 1934, il consacre « une bonne partie de son temps et de son énergie à la création d’une mutuelle d’assurance automobile pour ses collègues instituteurs » (p.40). Et l’ouvrage explique fort bien les raisons de la fondation de cette mutuelle et, surtout, les luttes initiales d’E. Proust contre certains de ses premiers promoteurs, Fernand Braud en particulier, dont l’amateurisme a bien failli faire capoter l’entreprise. Il suit aussi l’affermissement de la mutuelle, l’aide du Syndicat national des instituteurs, les difficultés nombreuses qu’affrontent ces hommes que leur formation n’a pas préparé à la gestion d’une telle entreprise, d’autant plus que certains sociétaires ne partagent pas leur idéal « mutualiste ». Cependant, en 1940 la partie semble gagnée, puisque la mutuelle compte 35 000 adhérents. Arrive alors l’épreuve de la guerre, tandis qu’E. Proust, à peine libéré de son camp de prisonniers, s’engage dans la Résistance. Et M. Chaumet décrit ses activités clandestines, les risques qu’il prend, mais aussi les luttes internes qui divisent les résistants. Ainsi, par exemple, il montre bien qu’Edmond Proust est certes hostile au communisme pour des raisons morales (p. 17), mais aussi qu’il estime nécessaire de travailler avec les communistes pour combattre les nazis.
Au total, une biographie claire, très bien informée, sur un homme de gauche d’origine protestante, militant réaliste et efficace.
André Encrevé
Jean-Marie Bouron et Bernard Salvaing (dir.), Les missionnaires : Entre identités individuelles et loyautés collectives (xixe-xxe s.), Actes du colloque international du Centre de Recherches et d’Echanges sur la Diffusion et l’Inculturation du Christianisme, Paris : Karthala, 2016, 341 p.
C’est toujours avec impatience que les chercheurs en histoire des missions et missiologie attendent les travaux du Centre de Recherches et d’Echanges sur la Diffusion et l’Inculturation du Christianisme (CREDIC). L’ouvrage ici discuté est la publication des actes du colloque organisé à Nantes du 25 au 30 août 2014 par le CREDIC, en partenariat avec le CRHIA (Centre des Recherches en Histoire Internationale et Atlantique) et l’Université de Nantes, sous le thème « Jeux et enjeux identitaires des acteurs de la mission (xixe-xxie siècles) ». Les directeurs d’ouvrage Bernard Salvaing et Jean-Marie Bouron ont opté pour la publication pour un titre qui met en avant le statut complexe des agents de la mission sur le terrain, « entre identités individuelles et loyautés collectives ». Ce faisant, ils mettent l’accent sur les pierres d’achoppement qui purent émerger entre la personnalité et la vocation d’individus, hommes et femmes singuliers, et les différents corps auxquels ils appartenaient – dénomination, nationalité, et bien entendu organisation missionnaire. L’articulation entre le collectif et le singulier, comme le montrent les quinze articles de l’ouvrage, est loin d’être évidente, notamment dans des contextes coloniaux et postcoloniaux, ou encore lorsque plusieurs sociétés missionnaires cohabitent sur un même territoire. La tension entre altérité et identité, inhérente au projet missionnaire à vocation universelle, n’en est alors que plus flagrante. Ainsi l’« alchimie des identités » missionnaires (p. 7) se décline-t-elle dans cet ouvrage en une galerie de portraits d’individus, hommes et femmes, qui ont en commun des affiliations, des vocations, des personnalités et des origines nationales, régionales et même familiales marquées et variées, parfois conflictuelles.
Après une introduction particulièrement efficace sous la plume de Jean-Marie Bouron, l’ouvrage s’organise en trois parties : groupes d’appartenance et identités collectives ; portraits singuliers et identités plurielles ; la situation missionnaire, une matrice identitaire. Si certains de ces « portraits singuliers » en restent parfois au stade de la description et manquent de mise en perspective problématique et/ou historiographique, d’autres éclairent les itinéraires géographiques et accommodements identitaires de ces agents apostoliques de façon à mettre en lumière les ruptures, conflits et modulations qui sont trop souvent passés sous silence dans l’historiographie missionnaire. À l’image lisse, figée et faussement immuable du missionnaire mise en avant par les organisations des années 1850 au début des années 1960 (le « broussard », immanquablement un homme blanc, téméraire et intrépide), le recueil oppose la mosaïque d’identités plurielles, parfois conflictuelles, qui collaboraient ou s’affrontaient en terre de mission. Cet effort de déconstruction des clichés missionnaires (souvent mis en avant par les organisations missionnaires elles-mêmes) a été entamée par des historiens anglo-saxons comme Jeffrey Cox qui, déjà dans The British Missionary Enterprise since 1700 (Routledge, 2008), mettait l’accent sur le fait que les femmes et les missionnaires autochtones constituaient la base réelle de toute l’entreprise missionnaire européenne, même si les sources occultent bien souvent leur rôle (notamment les sources publiées). Trois articles de l’ouvrage reviennent ainsi en détail sur les processus de construction identitaire de femmes missionnaires, ceux des religieuses canadiennes au Cameroun (S. Balla Ndegue, p. 57-72), de l’artiste fresquiste Marie Baranger (E. Cakpo, p. 157-170) et de missionnaires auprès des Amérindiens du Canada (M. Robinaud, p. 229-258). Comme souvent dans les ouvrages du CREDIC, la part belle est faite à l’interdisciplinarité : par exemple, l’article de Valérie Aubourg sur deux missionnaires basés à la Réunion dans les années 2000 (p. 187-203) est une enquête ethnographique. L’histoire de l’art offre également une porte d’entrée différente sur l’histoire des identités missionnaires, comme le montrent les articles d’Emilie Gangnat (p. 21-34) sur les « clichés » photographiques missionnaires ou de Vendelin Abouna Abouna (p. 35-56) sur l’utilisation au Cameroun d’œuvres d’art locales par deux congrégations différentes. L’ouvrage intéressera les spécialistes d’histoire coloniale, tant les querelles identitaires des missionnaires sur le terrain furent bien souvent attisées par des querelles nationales ou internationales. Si l’on peut penser à l’Ouganda où les intérêts des Pères blancs français se heurtèrent à ceux des missionnaires anglicans britanniques, on lira avec intérêt les articles qui examinent les frictions identitaires des missionnaires au Togo (K. Napala, p.73-90), à Madagascar (M. Spindler, p. 139-156), dans la Gold Coast (J.-M. Bouron, p. 207-228) ou en Haute-Volta (M. Somé, p. 259-279).
La troisième partie de l’ouvrage, qui étudie combien le terrain de la mission façonna les constructions identitaires de ses agents, vient ainsi étoffer le champ d’études apparemment infini des liens entre missions et empires. Si la plupart des contributions sont orientées vers l’Afrique, on notera avec intérêt l’article à deux mains de William Elvis Plata et Sergio Caceres-Mateus sur l’Iglesia Evangélica Cuadrangular pentecôtiste colombienne qui s’est vu forcée de prendre part aux questions sociopolitiques de la région du Magdalena Medio pour résister à la violence des narcotrafiquants (p. 281-299). On a là un exemple contemporain particulièrement original de missionnaires qui ont dû s’adapter au contexte politique et social de leur terre de mission, infléchissant ainsi parfois l’esprit même de leur vocation, transformant leur message. Les aménagements, compromis et transactions culturels et identitaires façonnent ainsi le quotidien des agents de la mission, en contexte colonial comme postcolonial. L’article de J. van Slageren, qui suit deux missionnaires baptistes jamaïcains au Cameroun de 1842 à 1886 décline le thème de l’hybridité culturelle de manière particulièrement intéressante à partir de leurs journaux personnels, retraçant ainsi leurs itinéraires transatlantiques (p. 243-258), et étudiant la façon dont ils conçurent leur mission différemment des missionnaires européens (p. 243-258).
Il est également fait cas dans deux des contributions à l’ouvrage des passerelles qui purent exister entre mission et sciences, lorsque les missionnaires purent parfois mettre en retrait leur vocation apostolique pour servir d’autres intérêts – on redécouvre ainsi Teilhard de Chardin en Chine (B. Truchet, p. 171-185) et l’on découvre la figure du père Zappa dans le Haut-Niger (P. Trichet, p. 121-138), linguiste et cartographe. L’activité scientifique de ces hommes vint ainsi modeler leur identité et leur action, influençant leurs pratiques sur le terrain, ou parfois même, comme pour Teilhard de Chardin, occultant leur identité première de « missionnaire » aux yeux du public.
L’article de Jean-François Zorn est à part, puisqu’il vient interroger l’évolution de l’identité missionnaire de toute une famille et donc de sa mémoire, privée et publique, intime et projetée : celle de la famille Casalis. De 1812, année de naissance d’Eugène Casalis, missionnaire de la SMEP au Lesotho, aux années 2010, quand en 2012 fut célébré le bicentenaire de sa naissance, J.-F. Zorn revient sur la constitution d’une véritable « tribu » missionnaire sur cinq générations, dont l’identité fut façonnée autour de la figure quasi-mythifiée d’Eugène Casalis et de son travail auprès de Moshesh, roi du Lesotho.
On retiendra ainsi le foisonnement des identités missionnaires, dont l’étude reste bien un « chantier permanent », comme l’affirme Jean Pirotte dans la conclusion de l’ouvrage (pp. 301-312). Il est dommage qu’aucune de ces contributions ne s’interrogent sur les itinéraires identitaires et vocationnels probablement aussi mouvants des missionnaires autochtones, ce que les directeurs d’ouvrage semblent eux-mêmes regretter (p. 16). Un cadrage historiographique plus solide, qui inclurait des références bibliographiques plus variées, ancrerait cet ouvrage plus fermement dans les débats qui animent aujourd’hui les champs de l’histoire coloniale, de l’histoire des sciences et de l’histoire connectée, entre autres.
Maud Michaud
Eugénie Bost, Femme de tête, de cœur et de foi, texte de son « Journal », établi, annoté et introduit par Gabrielle Cadier-Rey, Paris : Ampélos, 2016, 514 p.
Qui ne connaît John Bost, le fondateur des Asiles de La Force, réputés tant par leur ampleur que par leur modernité ? Mais qui connaît son épouse, Eugénie Meynardie-Ponterie ? Pourtant, sans son aide – tant par sa fortune que, surtout, par son labeur quotidien à ses côtés – John Bost ne serait probablement pas parvenu à mener à bien son entreprise.
Ce livre nous permet de faire connaissance avec elle et de bien mesurer l’importance de sa contribution à la mise sur pied, le développement, et la bonne marche des Asiles voulus par son mari. En effet, de janvier 1867 au 30 octobre 1881, date de la mort de ce dernier, elle rédige son Journal presque chaque jour. Et cet ouvrage nous en propose une édition quelque peu abrégée, accompagnée de nombreuses et fort intéressantes notes rédigées par Gabrielle Cadier – bien connue de nos lecteurs notamment pour ses travaux sur les femmes protestantes – qui identifient les principales personnes citées, et fournissent les renseignements nécessaires à une bonne compréhension. De fait, ce Journal montre à quel point le rôle d’Eugénie a été fondamental, non seulement lors des – nombreuses – absences de son mari, qui part souvent pour collecter des fonds en France et à l’étranger, mais aussi quand il est sur place, car il ne s’occupe guère des questions matérielles. Il met aussi en lumière l’amour qui unit John et Eugénie. En effet, en 1844 Jean-Antoine, dit John, Bost, devient le pasteur de l’Église libre de La Force. Comme il n’y a pas encore de presbytère, durant quatre ans il loge au domicile d’un homme fortuné propriétaire de près de 400 ha de terres cultivables, Pierre-François Meynardie de Ponterie-Escot (1784-1861). Il est le père de deux enfants – dont une fille née en 1834 et prénommée Eugénie –, auxquels J. Bost sert de précepteur. En 1849 celui-ci, qui a déjà fondé en 1848 un Asile, nommé « La famille évangélique », quitte cette vaste demeure pour s’installer dans le presbytère de La Force et il déploie une grande énergie pour en créer deux nouveaux, Béthesda (1855) et Siloé (1858). Mais ce qu’on appelait alors « un tendre sentiment » s’était établi entre les deux jeunes gens. Pourtant son père s’oppose à leur union, parce qu’il « craignait de voir le domaine familial dilapidé en constructions, charitables certes, mais terriblement dispendieuses » (p. vii). Cependant, sur son lit de mort il consent à leur mariage, célébré trois mois plus tard, en juillet 1861.
Que trouve-t-on dans ce Journal ? C’est, tout d’abord, un témoignage sur la vie d’une famille protestante de province, assez exceptionnelle, il est vrai. Elle est fortunée, mais elle ne cherche nullement à jouir de cette fortune en menant une vie oisive. Au contraire – et sans qu’elle ne s’en explique de façon directe dans son Journal – il est clair qu’Eugénie n’hésite pas à utiliser l’argent dont elle a hérité pour aider son mari à accueillir dans des Asiles – au nombre de neuf au total –- « au nom du Maître tous ceux qui étaient rejetés » (comme l’a écrit John) en particulier des handicapés physiques et mentaux. Et, à plusieurs reprises, ce Journal laisse deviner qu’elle renfloue les caisses quand c’est nécessaire. De plus, il est clair que c’est avec elle que traitent intendants et fournisseurs.
Ce Journal est très vivant car Eugénie y consigne sa vie au jour le jour. Elle mentionne aussi bien ses préoccupations spirituelles, que la vente d’un cochon, les études des enfants, les problèmes de tel ou tel Asile, la visite impromptue d’un ami ou ses relations, pas très simples, avec sa mère. Évidemment, tout ce qui concerne la gestion de son domaine tient une grande place, car c’est elle la gestionnaire. Cela nous vaut de nombreux détails pittoresques et montre qu’elle y consacre une grande partie de son temps, d’autant plus – par exemple – qu’elle doit tenir table ouverte, car elle ne sait jamais combien son mari ramènera d’invités, connus ou inconnus. Par ailleurs, et bien qu’elle n’ait pas de fonctions officielles dans la gestion des Asiles, elle fait fonction de directeur-adjoint et elle inspecte ces Asiles presque chaque jour. De plus, les continuelles difficultés financières de ceux-ci sont pour elle un sujet permanent de préoccupations ; elles lui imposent aussi de nombreuses visites, une très vaste correspondance ainsi qu’une grande fatigue, dont elle s’ouvre dans son Journal. De fait, à la lecture de ce texte on se demande ce que John aurait pu faire sans elle, sans son soutien affectif certes, mais aussi et sans l’énorme labeur qu’elle abat chaque jour, tout en restant dans l’ombre. Évidemment, il est aussi très souvent question de ses enfants et son texte montre tout l’amour dont elle les entoure ; elle veille, ainsi, avec une grande attention à leur éducation, qui lui cause bien des tracas. Il nous fait, également, prendre conscience de l’amour qui l’unit à son mari, où se rejoint leur commune foi en Dieu. Car la religion est très souvent présente dans ce Journal, non seulement dans ses aspects extérieurs (assistance au culte, etc.) mais aussi dans ses aspects personnels. On mesure, aussi, que la vie avec un homme tel que John Bost est loin d’être facile car il a, de toute évidence, un caractère difficile et qu’il est aussi de santé fragile. Eugénie en souffre et cela transparaît parfois dans son Journal, en particulier au début de l’année 1871 lorsque leur couple connaît une véritable crise de confiance qui l’affecte profondément. Elle écrit, par exemple : « la grande tristesse est revenue et John me tient à grande distance » (p. 106) ; « John toujours bien froid avec moi […] je n’y puis rien comprendre » (p. 106) ; « il [John] a été violent, il a je crois, dépassé ce qu’il avait le droit de dire » (p. 107), etc. Certes, il s’agit là d’une crise et telle n’est naturellement pas la tonalité générale du Journal. Il reste que pour Eugénie Bost la vie est loin d’avoir été un long fleuve tranquille.
Notons que ce Journal, très long, a été abrégé, G. Cadier précisant qu’elle a choisi de « privilégier la femme de cœur, aimante, dévouée, toujours inquiète pour la santé des siens […] la femme de foi qui confie à Dieu sa route » (p. xiv).
André Encrevé